En collaboration avec Céline Guerreiro, AIRAM Montessori vous propose le podcast interview de Adèle Diamond, traduit de l’anglais par Jeanne Guillaume.
– Bienvenue Adele. C’est un honneur d’échanger avec vous aujourd’hui. Bienvenue dans le podcast. Comment allez-vous ?
– Bien. Comment allez-vous ?
– Très bien aussi. Je voudrais prendre quelques minutes pour parler de vos recherches : pourquoi avez-vous choisi de vous concentrer sur les fonctions exécutives ?
– Je me suis investie dans les neurosciences parce que Jerry Kagan, mon conseiller à l’université, était très intéressé par les changements de comportement des bébés qui se produisent dans la seconde moitié de leur première année de vie. A l’époque, il m’exposa que les mêmes changements cognitifs apparaissent à peu près au même âge chez les bébés du monde entier. Et il était très emballé de constater que cela ne pouvait relever du seul fait de l’expérience, car l’expérience des bébés présentait trop de différences à travers le monde ! Vous savez, il y a forcément un facteur lié au développement si cela se produit environ au même moment, partout sur la planète. Jerry sautait littéralement d’excitation. Le facteur de développement, évidemment, allait se situer dans le cerveau. L’un des tests de référence pour étudier les fonctions cognitives des bébés est un test conçu par Jean Piaget, appelé A non B. Il s’agit d’un test où l’on masque un objet. Et il s’avère que nous utilisons exactement le même test, enfin, presque le même, pour étudier les fonctions du cortex préfrontal chez les singes. En neurosciences, on appelle ça la delayed response (décalage de réponse). Donc cela me fit penser que le processus de développement auquel Jerry s’intéressait se faisait probablement dans le cortex préfrontal. Et les fonctions cognitives que le cortex préfrontal régit sont les fonctions exécutives. Donc c’est ainsi que je me suis intéressée aux fonctions exécutives.
– Quelle est votre expérience personnelle en tant que jeune étudiante et penseuse, et comment cela influence-t-il vos recherches ?
– Intéressant. J’ai commencé par étudier l’anthropologie et la sociologie. Et l’anthropologie a beaucoup influencé mon travail : cela me fait m’intéresser aux aspects qualitatifs. L’observation même du comportement m’intéresse. Nombreux sont les chercheurs qui recueillent des données et ne s’arrêtent qu’aux chiffres. Ils ne regardent que le compte rendu des chiffres fourni par l’ordinateur. Alors que mon expérience en anthropologie me pousse à observer le comportement. Parce que si vous vous intéressez au comportement, vous apprendrez bien plus qu’avec ce que vous disent les chiffres seuls. Et cela a réellement influencé mon travail, mes recherches.
– Creusons cette notion de fonction exécutive. Une large part de votre travail se concentre sur les fonctions exécutives et les raisons pour lesquelles il s’agit d’un facteur essentiel pour déterminer le succès des enfants à l’école, et dans leur vie adulte. Ces fonctions exécutives principales, voudriez-vous nous décrire de quoi il s’agit ?
– Il y a trois fonctions exécutives principales. La première est la mémoire de travail : garder des informations à l’esprit afin de travailler ou de littéralement jouer avec. Mettons que vous ayez de nombreuses courses à faire aujourd’hui. Et, au départ, mettons que vous ne pensiez à ces tâches que dans l’ordre dans lequel vous les avez mémorisées. Mais à présent, vous voulez réfléchir à la manière la plus efficace d’utiliser votre temps : comment puis-je prévoir mon itinéraire afin de faire ces courses le plus rapidement possible ? Si vous faites cela dans votre tête, vous mettez à l’œuvre votre mémoire de travail. Penser au passé ou considérer le futur, c‘est exercer sa mémoire de travail parce que vous faites tout cela dans votre tête. Me souvenir de ce que j’ai dit plus tôt et le relier à ce que je suis en train de dire maintenant, c’est exercer ma mémoire de travail.
Il y a ensuite le contrôle inhibiteur, lequel est un tout petit peu plus large que la mémoire de travail. Il s’agira par exemple de : réfléchir avant de parler ou agir, s’arrêter juste avant de faire quelque chose que l’on regretterait, tel que descendre sur la chaussée alors qu’une voiture approche. Mais cela comprend aussi se couper des distractions, donc se concentrer sur ce que quelqu’un est en train de dire, même s’il y a beaucoup de bruit dans la pièce par exemple. Durant la pandémie, alors qu’ils travaillaient à la maison, nombreux sont ceux qui ont dû avoir recours à une attention sélective, notamment lorsque de jeunes enfants réclamaient leur attention.
Et la troisième fonction exécutive principale c’est la flexibilité cognitive : être capable d’appréhender quelque chose suivant différentes perspectives ; être capable d’appréhender un problème en raisonnant différemment ; être en mesure de contourner le problème ; être capable de passer d’un raisonnement qui se concentre sur nos différences à un raisonnement axé sur nos similarités.
Voilà les trois fonctions exécutives principales. A partir de celles-ci, se construisent la planification, la résolution de problème et le raisonnement. Ces dernières sont des fonctions exécutives d’un niveau supérieur.
– Quelle est la meilleure façon de comprendre ces fonctions exécutives concernant l’éducation de nos enfants, dans le sens où nous les éduquons afin qu’ils soient indépendants et autonomes ?
– Il est difficile de penser à quelconque aspect de l’éducation ou de la vie que ne servent pas les fonctions exécutives. Par exemple, on veut que les enfants restent assis et lèvent la main. On ne veut pas qu’ils prennent les affaires des autres enfants ou qu’ils les embêtent. On attend d’eux qu’ils se concentrent sur leur travail scolaire et qu’ils terminent un devoir même si c’est ennuyeux ou difficile, ou s’il y a des choses plus amusantes à faire. Je ne vois aucun aspect de la vie auquel les fonctions exécutives ne bénéficient pas. Elles sont mobilisées pour se faire des amis et les garder, pour atteindre l’harmonie conjugale, pour ne pas enfreindre la loi, pour être créatif dans son travail ou dans sa vie. Il n’y a rien qui échappe aux avantages de bonnes fonctions exécutives.
– Expliquez-nous comment la mémoire de travail joue un rôle important dans la créativité ?
– Pour être créatif, il est nécessaire de penser de différentes manières. Il faut pouvoir être agile avec l’objet de sa réflexion, en pensée. Il s’agit de cela lorsque l’on fait référence à la mémoire de travail. Par exemple, je vais connecter A, B, et C d’une façon et, à présent, je vais défaire ces connexions pour en faire d’autres, d’une autre façon. Pour être créatif, les trois fonctions exécutives sont mobilisées. La mémoire de travail servira à garder les idées à l’esprit et à jouer avec. L’inhibition servira à empêcher de considérer ces idées d’une manière qui est dépassée. Vous êtes ainsi libéré d’une manière de penser ancienne. Vous êtes en mesure de bloquer cette pensée afin d’aller vers de nouvelles façons de voir les choses. La flexibilité cognitive, qui constitue la créativité, mobilise tout ceci. Penser en dehors du cadre (“Think outside the box”). Si quelqu’un n’a pas été en mesure de résoudre ce problème, comment peut-on l’appréhender d’une nouvelle façon ? Appréhender d’une nouvelle manière afin de trouver une solution. Il s’agit là de flexibilité cognitive.
– Nous n’avons donc pas besoin seulement de la mémoire de travail, nous avons besoin de toutes les fonctions exécutives ?
– Oui.
– Vous dites …
– Votre anglais est excellent à ce propos.
– J’essaye. J’étudie l’anglais depuis un an.
Vous dites, dans un autre podcast, qu’il est important d’équilibrer la flexibilité entre le contrôle inhibiteur et la concentration. Qu’entendez-vous par là ?
– Vous pouvez faire preuve d’une telle concentration, en cherchant seulement ce que vous avez prévu de chercher, que vous en arriviez à ne pas voir ce qui est le plus important. L’exemple que je donne est une étude dans laquelle on demande à plusieurs personnes de compter le nombre de photos dans un journal. Certaines personnes terminent en quelques secondes ; plusieurs minutes sont nécessaires à d’autres. Ce n’est pas que les premiers comptent plus vite que les seconds. Le secret réside en page 2 où, en grandes lettres majuscules, est écrit : “Arrêtez de compter, il y a 43 photos dans ce journal.” Mais certaines personnes étaient tellement performantes dans cette tâche de sélection exclusive des images, qu’elles n’ont prêté aucune attention aux mots. Dans de nombreux cas, nous pensons que nous savons ce qui est important. Nous ne prêtons donc attention qu’à cela et nous finissons par rater ce qui est réellement important.
– Je sais qu’une large part de votre travail concerne l’importance et les bienfaits des activités en extérieur : jeux, interaction avec la nature … Qu’apprennent les enfants à travers le jeu ?
– Tout. Commençons par les jeux de rôle tels que le jeu des policiers et des voleurs. Il faut se rappeler quel rôle on a choisi et quels rôles nos amis ont choisis, n’est-ce pas ? Donc si vous vous préparez à commettre un vol, il ne faut pas le dire accidentellement au policier, ce serait une catastrophe ! Il faut se rappeler quelle personne joue quel rôle. Ou disons que le jeu reproduit une famille, et que vous choisissez le rôle du bébé. Vous ne pouvez pas, tout d’un coup, vous lever et conduire la superbe voiture familiale. Vous devez rester dans votre rôle : les bébés ne peuvent pas conduire. Vous devez refouler cette envie. De plus, vos amis peuvent faire évoluer le scénario d’une façon que vous n’aviez jamais imaginée. Parce que tout se fait dans le moment. Vous inventez le scénario en même temps que vous le vivez. Donc vous devez vous adapter de façon très souple pour suivre vos amis dans le jeu. Cela met à l’épreuve les trois fonctions exécutives et vous vous amusez !
Pour tout ce qui est sport, il faut constamment s’adapter à ce qu’il se passe sur le terrain. Peut-être que quelqu’un tient une position à laquelle on ne s’attendait pas, ou quel que soit ce qui peut se passer sur le terrain ! Il faut être attentif et s’adapter. Il faut se souvenir des précédentes parties que l’on a jouées. Vous devez gérer votre tentation de vouloir marquer le but vous-même, mais, au contraire, passer le ballon, parce que vous savez que c’est dans l’intérêt de l’équipe. Tout ceci, et de nombreux jeux, requièrent la mobilisation des fonctions exécutives. Marcher sur un tronc dans les bois. Pour cela, il faut être attentif et se concentrer, ou c’est la chute !
Être dans la nature et faire du sport sont aussi de bons moyens pour réduire le stress. Le stress perturbe significativement les fonctions exécutives. Donc être dans la nature et faire de l’exercice c’est vraiment formidable parce que cela nous aide à nous relaxer et améliore nos fonctions exécutives.
– Parlons des histoires. Je sais que vous êtes très favorable au fait de raconter des histoires. Pourquoi ?
– J’adore les histoires en effet. En termes de fonctions exécutives, écouter une histoire requiert d’enregistrer tout. On ne peut appuyer sa compréhension sur des images, des marionnettes de théâtre, ou une vidéo. Tout repose sur la personne qui raconte l’histoire et sa voix. Il est alors nécessaire de rester attentif, de retenir ce que le conteur a déjà dit, de façon à pouvoir relier les informations à ce qu’il est en train de raconter à présent. Cela fait travailler bien plus les fonctions exécutives que lorsqu’on lit soi-même une histoire et que l’on regarde les images du livre. D’ailleurs, quelqu’un a consacré sa thèse à la comparaison entre le récit d’histoires et la lecture d’histoires. Il a découvert que les progrès en termes de mémoire et de vocabulaire des jeunes enfants auxquels on raconte des histoires sont plus importants que ceux des enfants auxquels on lit des histoires de façon classique.
– Comment les fonctions exécutives se développent-elles ? Vous avez évoqué le jeu, le sport, le récit d’histoires. Y a-t-il un autre moyen de développer les fonctions exécutives ?
– Presque toute activité peut aider à développer les fonctions exécutives, si cela est fait de façon à les mettre à l’épreuve. Mais aussi, à condition que la personne concernée veuille faire cette activité et en tire du plaisir. On peut organiser l’activité parfaite pour améliorer les fonctions exécutives, mais si la personne à qui elle est destinée n’aime pas cette activité ou ne veut pas la faire, ça ne marche pas, n’est-ce-pas ? Elle ne le fait pas, et elle n’en tire rien. Il faut simultanément que ça soit quelque chose qui plaise à la personne et qui mette à l’épreuve ses fonctions exécutives. Cela peut être jouer du piano, cuisiner. Cela peut être aussi de la survie en milieu sauvage, de la menuiserie. Il peut s’agir d’à peu près n’importe quoi !
– Je suis une grande adepte de l’éducation Montessori. J’essaye d’œuvrer à sa mise en place dans de nombreuses écoles en formant des enseignants.
– Extraordinaire !
– Comment un environnement préparé, tel qu’entendu par Montessori, favorise-t-il le développement des fonctions exécutives dans une classe d’enfants de 3 à 6 ans ?
– De nombreuses façons ! Tout d’abord, les ambiances Montessori sont dotées, en général, d’un seul exemplaire de chaque matériel. Ainsi, si quelqu’un d’autre veut utiliser ce matériel, il doit faire preuve de patience, il doit réprimer son envie de le prendre. Les enfants apprennent ainsi la maîtrise de soi et l’autodiscipline. Ensuite, l’éducateur Montessori montre comment se servir de certains matériels, mais l’enfant reste maître de son emploi du temps du jour. Il décide ce sur quoi il va travailler. Il mobilise donc la fonction exécutive de la planification, laquelle requiert la mémoire de travail : conserver à l’esprit ce qu’il a appris, sachant aussi quel matériel il peut utiliser et quel matériel il ne peut pas utiliser.
En réalité, tout dans l’environnement Montessori sert les fonctions exécutives. J’évoquais par exemple l’importance de réduire le stress. Or, les ambiances Montessori favorisent la compassion et la gentillesse : la grâce et la courtoisie, s’aider les uns les autres, ne jamais mettre mal à l’aise un enfant de manière à ce que les élèves ne s’angoissent pas à l’idée qu’un jour ils soient eux-mêmes mis dans une telle situation. Il s’agit de construire une communauté. Montessori c’est aussi utiliser son esprit pour inventer de nouvelles façons de faire les choses. J’aime Montessori. Tout le monde, tous les enseignants devraient se former à la pédagogie Montessori !
– Je suis d’accord !
Et aussi l’absence de gratification extérieure.
– Oui, j’affectionne de nombreux aspects de la pédagogie Montessori, et c’en est un autre. Le message de la gratification extérieure est que cette activité que je veux que tu fasses n’est pas quelque chose que tu vas apprécier suffisamment pour que tu ne le fasses que pour la joie que cela te procurera, donc je vais te donner une récompense pour te convaincre de le faire. Montessori dit qu’apprendre est amusant en soi. Nous n’avons besoin d’aucune gratification extérieure. Ni bâton ni carotte ne sont nécessaires. Les enfants vont travailler sur leurs activités par pur plaisir parce que tout enfant est motivé pour apprendre et grandir si on le laisse faire.
Et aussi, avec Montessori, on se débarrasse du stress lié aux notes. Inutile de s’angoisser au sujet d’une mauvaise note, puisque qu’aucune note ne sera attribuée.
– De nombreux enseignants français n’ont jamais entendu parler de fonctions exécutives. S’ils n’en ont pas connaissance, ils ne peuvent pas essayer de les améliorer alors que c’est primordial. Comment pouvons-nous sensibiliser les gens ?
– Adaptez votre discours à chaque enseignant suivant le stade où il en est. Demandez aux enseignants, particulièrement de jeunes enfants, quels sont leurs besoins en classe. Leurs besoins se concentreront en majorité sur comment aider les enfants à s’autodiscipliner, à se concentrer, à persévérer dans leur travail, même si l’enseignant s’éloigne une minute. Une fois que les enfants sont capables de travailler seuls ou en petits groupes, l’enseignant peut ensuite faire ce qu’il veut vraiment faire : il peut se consacrer à un enfant individuellement en lui accordant toute son attention ; il peut aider Joey, et Sally n’est lésée en aucune manière, parce qu’elle est occupée à sa propre activité. Il peut observer et comprendre ce dont chaque enfant a besoin. Les enfants peuvent travailler chacun à leur rythme, parce que, disons que vous êtes meilleure que moi en maths, vous pouvez continuer à avancer en maths. Et je peux avancer en lecture. Et cela n’a aucune importance puisque nous travaillons en autonomie. Vous pouvez travailler ce sur quoi se porte votre intérêt aujourd’hui. Et je peux travailler sur ce qui m’intéresse, moi, aujourd’hui. C’est gagnant-gagnant. Donc, partez de ce que vous expriment les enseignants à propos de leurs besoins et des résultats qu’ils veulent obtenir en classe. Et montrez-leur comment les fonctions exécutives peuvent les aider à tendre vers leurs objectifs.
– Peut-on développer nos fonctions exécutives à l’âge adulte ? J’imagine qu’il n’est jamais trop tard ?
– Oui, les fonctions exécutives peuvent être travaillées à tout âge, chez les bébés comme chez les octogénaires. Mais vous n’améliorez que ce que vous pratiquez. Donc, si vous vous soumettez à un entraînement cognitif numérique, et que celui-ci fait travailler uniquement la mémoire de travail, vous n’allez améliorer que la mémoire de travail. Il se peut même que vous n’amélioriez que la mémoire de travail spécifiquement travaillée sur l’ordinateur. Il est probable que cela ne s’étende pas aux autres aspects au sein même du champ limité de la mémoire de travail.
Je pense que l’obstacle le plus important qui nous empêche de développer nos fonctions exécutives à l’âge adulte réside dans l’image négative que nous avons de nous-même. Lorsqu’on croit, dès le départ, que l’on n’est pas capable de réaliser quelque chose, que l’on n’est pas en mesure de s’autoréguler, ou d’être attentif, que l’on n’est pas fait pour les études, il est très difficile de dépasser cela. Je pense que la plasticité cérébrale n’est pas ce qui est en cause ici : le cerveau peut évoluer à n’importe quel âge. Ce qui est moins malléable, à mon avis, c’est l’image que nous avons de nous-même. Et c’est pour cela que je pense qu’il est primordial, très tôt, de faire en sorte que les enfants se construisent une bonne et saine image d’eux-mêmes.
– Nous devons nous faire confiance, nous pouvons le faire, même si nous sommes adultes.
– Absolument, vous pouvez le faire à tout âge.
– Quelles sont les conséquences à l’âge adulte si vous avez un déficit de vos fonctions exécutives ?
– Prenons un exemple. Si vous devez prendre des médicaments tous les jours. Si vos fonctions exécutives sont faibles, il se peut que vous oubliiez de les prendre, ou il se peut que vous n’ayez pas la discipline suffisante pour suivre le régime que le médecin vous a prescrit. Si par exemple le médecin vous prescrit un régime pour perdre du poids, mais que vous ne réussissez pas à vous contrôler, il est difficile de résister à la glace au chocolat, n’est-ce pas ? Les fonctions exécutives sont nécessaires pour absolument tout. Imaginez-vous vivre avec quelqu’un qui a un gros déficit de ses fonctions exécutives : constamment en train de perdre son calme, de sortir de ses gonds pour un rien, de façon inconsidérée ! Une personne qui ne se souviendrait pas de ce qu’elle a dit plus tôt ou de tout ce que vous lui avez dit précédemment. Ce serait affreux ! Il est bien plus agréable de vivre avec quelqu’un qui se souvient des choses, attentionné, capable de s’adapter aux besoins de l’autre.
– Votre explication est passionnante. Peut-on utiliser la métaphore du contrôle du trafic aérien pour expliquer les fonctions exécutives ?
– Oui, le Centre de l’enfant en développement dirigé par Jack Shonkoff au sein de l’université de Harvard utilise cette métaphore. Les fonctions exécutives fonctionnent selon un contrôle du haut vers le bas. C’est donc comme un contrôleur aérien qui essaye de gérer la situation. Oui, cela fonctionne.
– Les enfants qui sont en difficulté sur ce plan apparaissent comme n’étant pas attentifs, n’est-ce pas ?
– Oui, souvent on pense qu’ils ont des problèmes de discipline, qu’ils se comportent mal intentionnellement. Et souvent, notamment s’ils sont jeunes ou s’ils ne sont pas dotés de bonnes fonctions exécutives, ça n’est pas parce qu’ils ne veulent pas bien se comporter, c’est juste qu’ils n’en sont pas encore capables. Par exemple, dans le cadre de nos recherches, sur le tri des cartes, nous observons que l’enfant veut donner la bonne réponse. Tout nous dit que l’enfant veut donner la bonne réponse. Mais l’enfant ne peut s’empêcher de revenir à la réponse correcte précédente, au lieu de donner la réponse qui est correcte pour cette nouvelle activité. Nous devons prendre conscience que les enfants sont parfois réellement … nous pensons que si un enfant sait ce qu’il ou elle doit faire, et qu’il ou elle ne le fait pas, l’enfant est forcément intentionnellement en train de mal se comporter. Mais nous devons avoir à l’esprit qu’un enfant qui sait et qui se souvient probablement de ce qu’il devrait faire, n’a pas forcément le contrôle inhibiteur pour agir ainsi. Nous pouvons ici, de nouveau, faire appel à l’analogie du régime. Je sais que je veux perdre du poids. Cette information est bien présente dans mon esprit. J’ai compris cela. Je veux perdre du poids. Mais si je ne suis pas doté du contrôle inhibiteur, je mange des choses que je ne suis pas censée manger. Ça n’est pas parce que je ne veux pas perdre du poids. Ça n’est pas que je sois une mauvaise personne qui essaye de défier les instructions du régime. C’est parce que je n’ai pas un bon contrôle inhibiteur. Et ceci est encore plus vrai pour les jeunes enfants qui n’ont pas la capacité de s’autoréguler comme nous le faisons, nous, adultes !
– En ce moment, je n’ai pas un bon contrôle inhibiteur pour le chocolat ! …
Peut-être qu’il y aurait moins d’enfants diagnostiqués TDAH s’ils avaient l’opportunité de développer leurs fonctions exécutives ?
– Oui, tout à fait. Je pense que de nombreux enfants diagnostiqués comme étant atteints du TDAH ne le sont pas, en réalité. C’est juste qu’ils n’ont pas encore développé leurs fonctions exécutives, leur capacité d’attention, leur concentration, leur mémoire de travail. Et, souvent, ils sont stressés ou ont été exposés à beaucoup de stress dans le passé. Et ce que vous observez est en fait la conséquence du stress – quand vous observez un déficit d’attention, un déficit de mémoire de travail – plutôt que le TDAH. Donc, oui, je pense que de nombreux enfants sont diagnostiqués TDAH à tort. De plus, si vous attendez d’un enfant de maternelle qu’il s’asseye et reste immobile pour vous écouter lui exposer une leçon, de nombreux enfants, particulièrement les petits garçons, ne seront pas en mesure de faire cela. Et donc, parfois, ils sont diagnostiqués TDAH alors qu’ils sont juste des petits garçons normaux qui ne sont pas faits pour rester assis, immobiles.
– A partir de quand peut-on faire la différence entre un retard dans les fonctions exécutives dans un cerveau en développement et un réel dysfonctionnement ?
– C’est une bonne question. Parce que les enfants se développent à différents moments, à différents rythmes. Par exemple, un enfant marchera à neuf mois, alors qu’un autre enfant ne marchera pas avant quinze mois. Et c’est parfaitement normal. Quand les enfants auront tous les deux deux ans, on n’observera plus aucune différence entre eux. C’est donc une très bonne question et une question à laquelle il est difficile de répondre. Selon moi, il s’agit la plupart du temps d’une inadéquation entre l’environnement et l’enfant. L’enfant a besoin de recevoir une instruction d’une certaine manière et on lui en fournit une d’une autre manière. Et, dans de très nombreux cas, les enfants qui ne démontrent pas de bonnes fonctions exécutives, ont besoin d’une approche différente. Ils ont besoin que nous utilisions notre propre flexibilité cognitive pour les aider d’une façon adaptée, que nous découvrions comment tel enfant sera en mesure de réaliser telle tâche. Car la plupart d’entre nous pourrait réussir, si seulement les choses étaient abordées d’une autre façon. Peut-être apprenez-vous le mieux visuellement et je présente les choses seulement en parlant. Peut-être que vous avez besoin d’utiliser vos mains pour mieux comprendre. Il existe une multitude de différences entre nous. Et l’un des plus grands challenges et des plus grands plaisirs dans l’enseignement est de trouver le moyen d’enseigner qui corresponde à chaque élève, afin que chaque élève fasse ses apprentissages.
– Les enseignants doivent donc également être dotés de bonnes fonctions exécutives ?
– Oui, les enseignants sont aussi des scientifiques. Ils sont en permanence en train de vérifier des hypothèses. Qu’est-ce qui va fonctionner avec cet enfant ? De quoi a besoin cet enfant ? Que se passe-t-il ici ? Ils sont continuellement en train de tester des hypothèses. Nous devons donc pleinement respecter les enseignants dans la mesure où ils sont soumis à une sollicitation intellectuelle permanente. Il s’agit d’un métier intellectuellement très exigeant. Et bien évidemment, cela demande aussi des compétences socio-émotionnelles. Un enseignant doit être empathique. Nous devrions avoir bien plus de respect pour les enseignants, et, au moins aux États-Unis, nous devrions les rémunérer bien mieux !
– J’imagine qu’il est possible d’entraîner les fonctions exécutives des élèves en enseignant des matières académiques : les maths, le français, les sciences, mais comment ? Comment fait-on en dehors d’un environnement Montessori ?
– Par exemple, en maths, faire du calcul mental fait travailler la mémoire de travail. Plus les enfants font ces calculs de tête, au lieu de les faire à l’aide d’une calculatrice ou en rédigeant les opérations, plus ils mettent leur mémoire de travail à l’épreuve. Le travail de Grégoire et Olivier a montré cela pour de nombreux autres exemples en maths. Par exemple, si je vous donne un énoncé … Je ne pense à rien là tout de suite. Olivier en a toujours plein en tête ! L’énoncé vous fera penser que vous devez faire une addition. Alors qu’en réalité, ce que vous devez faire, c’est une soustraction. Vous avez besoin de votre contrôle inhibiteur pour ne pas vous laisser entraîner dans une mauvaise direction par l’énoncé, et, au contraire, faire le bon choix d’opération.
En lecture, par exemple, si un enfant lit à un autre, et que cet autre enfant ne voit pas les images. On a là un récit d’histoire. Et comme je l’ai dit, écouter des histoires fait travailler la mémoire de travail, la concentration, et l’attention ciblée.
Quasiment tous les domaines tireront les bienfaits d’une flexibilité cognitive et de la vérification d’hypothèses : voilà, nous avons fait cette expérience scientifique et cela n’a pas fonctionné. Comment modifier l’expérience pour que cela fonctionne ? Il est facile d’intégrer les fonctions exécutives dans les domaines académiques. Ainsi, il n’est pas utile d’ajouter une matière supplémentaire dédiée aux fonctions exécutives. Au contraire, les fonctions exécutives font partie intégrante de toute matière, maths, sciences, éducation physique, ou autre.
– Je comprends.
Pourriez-vous nous parler de Tools in the mind ?
– Tools in the mind est un programme développé par Deborah Leong et Elena Bodrova, basé sur les principes de Luria et Vygotstky. Cela s’adresse uniquement aux écoles maternelles et aux cours préparatoires. L’accent est mis sur les jeux de rôle. Dans ce programme, l’enseignement des compétences socio-émotionnelles est aussi important que celui des compétences cognitives. Cela ressemble beaucoup à Montessori sauf que l’enseignant joue un rôle plus interventionniste. On ne laisse pas le choix aux enfants de ce sur quoi ils travaillent. L’enseignant propose de travailler tous ensemble en lecture ou en maths. Mais dans une ambiance ludique. Aucune gratification extérieure n’est donnée. L’enseignant évalue les enfants de façon dynamique, de manière assez similaire à Montessori, mais de façon plus concrète. L’enseignant va concrètement donner des indications à l’enfant et voir s’il peut guider l’enfant vers le niveau supérieur. Lors d’une évaluation classique, on considère ce que l’enfant sait faire à un moment donné. Ce qu’il sait faire et ce qu’il ne sait pas faire. C’est dichotomique. Là où l’évaluation dynamique indique : l’enfant ne pouvait pas réussir cela à ce moment donné, mais il en est presque là. Si on l’aide un peu en lui donnant un indice, peut-il réussir ? De quel type d’indications a-t-il besoin pour réussir ? On s’intéresse de façon plus profonde à ce que l’enfant est capable de faire, que seulement la dichotomie réussite/échec. Ce programme est aussi construit autour de l’idée de communauté, à l’image de la pédagogie Montessori. Les enfants s’aident les uns les autres. Ils travaillent ensemble. Ça ressemble beaucoup à Montessori.
– Quels sont les résultats de ce programme ? Les enfants apprennent-ils mieux ?
– Ils apprennent à écrire d’une façon bien plus efficace que dans les écoles maternelles traditionnelles où l’on n’accorde que peu de place à l’écriture. Et Tools in the mind prévoit l’enseignement de l’écriture avant l’enseignement de la lecture. Les enfants sont si enthousiastes à l’idée de pouvoir communiquer au moyen du langage écrit, qu’ils ne souhaitent ensuite qu’une chose : apprendre à lire. Ils supplient d’apprendre à lire. C’est donc formidable pour la lecture, formidable pour l’écriture. Nous n’avons pas noté de différence pour les maths dans l’étude que nous avons menée, mais Clancy Blair a démontré que c’était aussi bénéfique en maths. Ce programme améliore de façon certaine les fonctions exécutives, et si l’on peut se concentrer, être attentif et avoir la discipline pour persévérer dans son travail, toutes les matières académiques en bénéficieront naturellement.
– La semaine prochaine, je vais interviewer quelqu’un au sujet de Tools in mind, en français.
– Excellent, c’est très bien.
– Vous avez dit que le stress est un réel ennemi des fonctions exécutives. Nous sommes en plein milieu d’une crise globale. Comment pouvons-nous gérer notre stress ?
– Sortez dehors, dans la nature si vous le pouvez. La pratique de la méditation est formidable, même si cela ne consiste qu’à prendre quelques profondes inspirations. D’ailleurs, les chercheurs ont découvert que si les étudiants prennent trois profondes inspirations avant un examen, cela les apaise et ils réussissent mieux à leur examen. Il n’est donc pas nécessaire de s’adonner à une pratique complexe de méditation. De simples activités de pleine conscience suffisent. Une activité de pleine conscience, simple et drôle, que vous pouvez faire avec de jeunes enfants, ou des personnes de tout âge, implique l’utilisation de cloches. Des cloches traditionnelles avec une poignée. Chaque membre de la famille a une cloche. Et vous suivez, disons le plus jeune enfant. Qui vous suivez n’a pas d’importance. Le but étant que nul ne doit faire un son avec sa cloche. Il s’agit d’un exercice de méditation en marchant, mais vous le présentez comme un jeu.
Un autre moyen de s’apaiser passe par les câlins, les étreintes. J’adore les étreintes !
Les animaux, les animaux domestiques sont d’une grande aide pour se relaxer. La recherche montre que la présence d’un chien dans une salle de classe aide les jeunes enfants à être efficaces dans leur travail car cela les rend plus calmes. Ils sont alors plus à même de faire preuve d’attention. On pourrait croire que le chien serait source de distraction, mais les enfants sont en fait plus attentifs avec le chien dans la classe.
Vous pouvez donc faire appel à des choses simples pour réduire votre stress et aider les autres à s’apaiser aussi. Nous avons vraiment besoin de ça en ce moment. C’est une période tellement anxiogène.
– Je vous remercie Adele. C’était passionnant. Voulez-vous ajouter quelque chose avant que nous ne terminions ?
– Non. Je pense que vous étiez parfaite, merci beaucoup.
– Je vous suis si reconnaissante d’avoir trouvé le temps de partager votre expertise avec moi. Je ne peux vous dire à quel point cela m’a enchantée, merci d’avoir été avec moi.
– Je vous en prie. Bonne journée.
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Ce podcast est vraiment très intéressant il approfondi la vidéo sur les fonctions exécutives.