Docteure en psychologie, autrice de The Science behind the Genius (en français : Montessori, une révolution pédagogique soutenue par la science), interviewée le 21 janvier 2022 par Céline Guerreiro, Apprendre autrement et AIRAM Montessori. Traduction Jeanne Guillaume, AIRAM Montessori.
C : Bienvenue, Angeline.
A. S. L. : Merci de me recevoir. C’est un plaisir d’être là.
C : Je suis très heureuse de vous recevoir. Vous savez, l’une des raisons pour lesquelles j’apprends l’anglais depuis vingt mois c’est parce que je souhaite explorer aussi des supports de recherche anglophones, et être en mesure d’échanger avec quelqu’un comme vous. Vous parler aujourd’hui est une grande récompense !
A. S. L. : Cela ne fait que vingt mois que vous étudiez l’anglais ? Votre niveau est bon !
C : Merci ! Si vous êtes d’accord, cette interview sera divisée en deux parties. La première partie sera consacrée aux fondements qui, appliqués dans une classe Montessori, nourrissent le potentiel de chaque enfant, et ce que les enseignants du système traditionnel peuvent mettre en place pour permettre à chaque enfant de développer son potentiel, et pourquoi les récompenses extrinsèques peuvent être dommageables.
J’ai lu votre livre dès que la version française est sortie. Il contient tellement d’informations que je relis souvent des passages.
Pourquoi avez-vous choisi de concentrer votre travail sur Montessori ? Est-ce que votre famille a quelque chose à voir avec cela ?
A. S. L. : Je suis certaine qu’elle a en effet quelque chose à y voir. Lorsque vous baignez dans un sujet comme celui-ci, que vous en entendez parler …, sans surprise, j’ai attrapé le virus !
Quand j’étais petite, ma mère, Paula Polk Lillard, découvrait tout juste Montessori. A Cincinnati, dans l’Ohio, elle et ses amis planchaient sur l’ouverture d’une école Montessori : la Cincinnati country days school, juste au bout de notre rue. Ce sont ses amis qui l’ont initiée. Et elle s’y est vraiment intéressée. Elle a pu constater les changements qui se sont produits chez les enfants de cette école.
Chaque jour, elle traversait en voiture un quartier très pauvre de Cincinnati, où des émeutes avaient souvent lieu au début des années 1960. Nous étions dans une période de relations interraciales très difficiles, comme nous l’avons souvent été, malheureusement, dans notre pays. Ses amis et elle ont ouvert des centres d’accueil (Head Start Programs) Montessori dans des quartiers à très faibles revenus. Ils ont également œuvré afin que la Xavier University propose une formation d’enseignants Montessori.
Tout cela se passait alors que j’étais encore très jeune. J’étais scolarisée dans une classe Montessori, avec Hilda Ross, mon enseignante, qui avait été formée par Maria Montessori. Tout cela s’est donc profondément ancré dans mon psychisme.
Et pourtant, mes souvenirs de Montessori sont plus spécifiquement liés à des événements émotionnels qui se sont passés dans la classe. Je me souviens par exemple que l’on me demande de ne pas détourner l’usage du petit balai pour en faire un accessoire de jeu de rôle. Ou d’être contrariée et d’avoir peur d’aller aux toilettes parce que, la veille, je m’y étais retrouvée nez à nez avec un garçon. Ce qui m’a conduite, alors que l’on me présentait la tour rose, à avoir un accident. Une grosse flaque ! Ça a surpris tout le monde car j’étais propre depuis un moment. Ils n’avaient pas compris ce qui se passait dans mon esprit d’enfant de trois ans : j’avais peur d’aller aux toilettes. Ce sont là mes souvenirs les plus clairs. Mais je pense que [la pédagogie Montessori] s’est profondément ancrée dans mon psychisme en termes de concentration, d’attention … Et simplement en termes de comment cela devrait être pour les enfants.
Après mes études, au début des années 1980, mon travail consistait en la rédaction de manuels d’informatique. Je m’ennuyais beaucoup. L’une de mes sœurs qui devait se rendre à Houston pour suivre la formation Montessori assistance empathy de Silvana Montanaro et Judith Orion m’a encouragée à passer quelques mois avec elle et son enfant de deux ans et à m’inscrire à cette formation. Je l’ai suivie. C’était passionnant.
Ensuite j’ai été invitée à aller à Rome afin d’aider Silvana à travailler sur un livre (lequel a été publié, mais je n’ai finalement pas eu grand-chose à voir avec cela !). Je l’ai prise au mot. C’est assez excitant, quand on a la vingtaine, de partir comme ça, vivre à Rome !
J’ai étudié la différence entre les idées de Maria Montessori, celles de Silvana Montanaro, et ce que nous connaissons vraiment grâce à la science. Car tout ça était alors présenté dans la formation comme si c’était du pareil au même. Alors que non, il s’agit de trois voix distinctes. Je voulais comprendre quelles idées de Montessori la science confirmait et identifier celles qu’elle ne confirmait pas. Car personne ne peut être ainsi complètement dans le vrai, n’est-ce-pas ?(…)
A l’époque, j’avais le projet d’écrire des livres pour les parents. J’étais écrivaine à l’origine, vous savez. J’avais pris des cours de psychologie, j’aimais observer les enfants faire des jeux de rôles – [les jeux de rôle] ont toujours été d’un grand intérêt à mes yeux, quand j’étais enfant, puis adulte. Un jeu symbolique, où un enfant imagine une situation, et un autre enfant fait semblant d’être quelqu’un d’autre, par exemple.
J’ai donc décidé d’étudier les sciences du développement de l’enfant. Ma première idée était de me contenter de faire un master. Mon projet n’était pas très ambitieux. Mais l’université de Stanford et l’université de Californie, Berkeley et l’UC Santa Cruz, les deux facultés qui dispensaient des formations de qualité dans la région, n’offraient que des cursus de doctorat. Ils n’avaient pas de cursus de master à l’époque. J’ai pensé : très bien, je vais faire un doctorat ! Je ne savais pas vraiment en quoi ça consistait. Dans mon esprit, ça représentait simplement plus d’études qu’un master. Je m’y suis donc inscrite. Je ne me suis rendu compte qu’après qu’ils me formaient pour être professeur [d’université]. Finalement, j’ai réalisé que c’était une voie qui me convenait plutôt. On écrit beaucoup, j’adore travailler avec des chiffres, j’aime la programmation informatique, et j’aime les enfants et observer les enfants. C’est donc ce que j’ai fini par faire.
Ma première idée était d’étudier la pédagogie Montessori, mais j’ai vite réalisé que les chercheurs ne s’y intéressaient pas beaucoup, ne connaissaient pas beaucoup Montessori, et même, avaient des idées erronées sur le sujet. J’ai décidé de me concentrer sur ce sur quoi eux-mêmes se concentraient. J’ai donc étudié la compréhension de l’esprit par les enfants dans l’idée que j’apprendrais sur le regard des enfants qu’ils portent sur eux-mêmes. Car leur compréhension de l’esprit des autres et la compréhension de leur propre esprit sont finalement très proches. La conscience de soi est très importante en Montessori : est-ce que je sens que j’ai le contrôle, est-ce que je sens que j’ai le pouvoir ? En étudiant la théorie de l’esprit des enfants, leur compréhension de l’esprit des autres, je pensais que je comprendrais mieux Montessori. C’est ce que j’ai fait. J’ai en quelque sorte mis Montessori de côté.
A la même époque, ma mère a ouvert sa propre école Montessori à Chicago. Ma sœur aînée, qui avait suivi la formation, était étroitement impliquée dans ce projet. En réalité, elles ont co fondé cette école. Et puis, plus tard, ma petite sœur a commencé la formation Montessori. La famille tournait de plus en plus autour de Montessori ! J’avais quatre sœurs à l’époque. Deux d’entre elles faisaient du Montessori avec ma mère. A la maison, la conversation à table ne tournait qu’autour de Montessori Montessori Montessori ! A mesure qu’elles s’emballaient pour le sujet, je devenais de plus en plus sceptique. Cela ressemblait à de la dévotion religieuse ! Vous savez, quand vous parlez aux montessoriens, souvent c’est comme s’il s’agissait d’une sorte de dévotion spirituelle et religieuse. Et c’est le cas, je veux dire, vous savez, c’est ainsi, on s’immerge totalement dans ces idées-là et ça semble intuitivement juste. Il s’agit de tout un mode de vie. C’est toute une philosophie de vie par laquelle on est amené à voir que tout est lié. On a un respect immense pour la vie et pour les enfants, et pour tous les animaux, toutes les planètes.
Et donc, elles vivaient ça. Elles avaient ça. De mon côté, j’étudiais la science. La science est objective. On observe les résultats et on ne peut que prendre en note ce que l’on découvre. Je me disais qu’il était impossible que cette femme, morte en 1952, ait trouvé la solution quant à la meilleure façon d’éduquer les enfants. Je pensais que la meilleure façon d’éduquer les enfants combinerait un peu de Reggio, un peu de Waldorf et un peu d’autre chose. Je croyais en un programme qui pourrait rassembler les meilleures idées. C’est resté ma position tout au long de mes études supérieures. Mais je continuais à voir passer des études qui confirmaient les idées de Montessori. Par exemple, Mark Lepper, qui faisait partie du département de Stanford, conduisait de nombreuses études montrant que lorsque les enfants ont à faire des choix, s’ils font les choix eux-mêmes, on obtient de meilleurs résultats à tous les égards. Je découvrais une étude purement sur l’apprentissage et la façon dont les enfants apprennent, entre pairs. Des études sur les mouvements et la cognition. Ce qu’on appelle maintenant la “cognition incarnée” : on raisonne mieux lorsque le mouvement du corps est associé à la réflexion. De nouvelles études ne cessaient d’être publiées. [Autre exemple encore:] les enfants réussissent mieux lorsqu’il y a de l’ordre dans leur vie … Et je savais pertinemment qu’il s’agissait pour la plupart d’idées de Montessori.
Lorsque ma fille aînée a été en âge d’aller à l’école, je l’ai inscrite dans une école Montessori. Il y avait un centre de formation Montessori à environ vingt minutes de Palo Alto, où nous vivions à l’époque. J’avais terminé mes études et j’exerçais comme professeur dans une université de San Francisco. Mais nous vivions juste à côté de Stanford. Je l’ai donc inscrite dans l’une des écoles attachées au centre de formation de l’AMI, et j’ai observé comment ça se passait. Puis nous avons déménagé à Charlottesville quand j’ai obtenu un poste à l’université de Virginie. Ma fille aînée avait alors quatre ans et ma plus jeune fille avait presque deux ans. Nous avons cherché autour de nous des écoles Montessori. (…) Je faisais attention parce qu’il s’agissait de ma fille, je veillais à ne pas trop m’impliquer. Je ne voulais pas imposer mes idées aux équipes de l’école.
Quand mes enfants sont entrés au CP, j’ai commencé à m’impliquer davantage. C’est ainsi, lorsque les enfants grandissent, on se préoccupe davantage de ce qui se passe à l’école. Et j’ai commencé à parfois être très contrariée par ce qui se passait à l’école, ça ne me semblait pas être la bonne méthode. Je rapportais cela à ma mère et mes sœurs. Mais, à chaque fois, elles me disaient : lorsque l’école fait ça, elle ne fait pas du Montessori. Si tu lis les livres [de Montessori], tu verras, par exemple, qu’elle ne préconise pas de donner un plan de travail que les enfants sont censés suivre chaque jour. J’étais profondément contrariée que ce soit utilisé dans la classe de ma fille.
Un jour, ma fille a été punie par l’enseignant parce qu’elle avait colorié au crayon noir tout son plan de travail. L’enseignant le lui avait donné ce jour-là en lui indiquant quelle activité elle devait faire, avant qu’elle puisse exercer son libre choix. Elle a articulé un très faible : « pardon, je ne savais pas que c’était mal. » L’enseignant a alors exigé qu’elle montre son plan de travail à toute la classe pendant l’heure du regroupement. Elle était timide. Elle avait six ans. Elle a dû tenir son plan de travail devant elle et dire : « Regardez ce que j’ai fait. Ça n’est pas bien. On ne doit pas faire ça avec son plan de travail. » Ça l’a horrifiée. Et ça m’a horrifiée. Et ma famille a jugé que tout cela n’était absolument pas Montessori. Ça m’a encouragée à reprendre la lecture des livres [de Montessori]. Je suis également entrée au comité directeur de l’école et j’ai commencé à avoir une influence directe sur ce qui se passait dans l’école.
L’une des nouveaux responsables du programme d’éducation avait été formée par Renova Montessori (…) sur les trois niveaux. Elle m’a demandé la raison pour laquelle nous avions choisi une école Montessori pour nos enfants et j’ai répondu que c’était parce j’étais psychologue en développement et que la recherche confirmait les idées de base de Montessori. Elle m’a prise à part et m’a demandé : « Pourriez-vous écrire un article sur la recherche dans le bulletin d’information de l’école (…) ? » C’est ainsi qu’est littéralement né mon livre : j’ai écrit de nombreux articles, au bout de quelques mois, je me suis dit que je tenais là un livre.
Les enseignants et les parents montessoriens ne savent pas que de nombreuses recherches en psychologie confirment les idées essentielles de Montessori. Les gens dans l’éducation proposent constamment de nouveaux programmes éducatifs, de nouvelles idées pour améliorer l’école, et ils ne se rendent pas compte qu’ils ne font qu’implémenter les idées de Montessori, morceau par morceau. (Ça n’est d’ailleurs pas toujours vrai. Il existe, ce que j’appelle « les écoles sans excuses » qui se basent beaucoup sur les récompenses et les punitions, vers lesquelles vont de plus en plus les financements des philanthropes dans les quartiers à faibles revenus aux États-Unis.) Les idées [montessoriennes] qui se répandent sont celles de l’autodétermination, les classes multi âges et le cycle, en restant avec le même enseignant durant ce cycle, l’apprentissage collaboratif et entre pairs, en groupe. Ce ne sont que des bribes de la pensée de Montessori. J’ai fini par tout mettre dans un livre. Voici comment est né mon livre et comment a commencé mon histoire avec Montessori. Quand j’ai terminé mon livre, je me suis dit que si l’école peut faire une différence, les enfants qui vont dans ces écoles seront favorisés.
C’est à ce moment-là que j’ai commencé à faire des recherches sur Montessori. J’ai commencé doucement car, dans la plupart de mes laboratoires, on faisait encore des recherches sur les jeux de rôles et sur la cognition sociale. Et ce n’est seulement, il y a environ six ans que j’ai décidé de vraiment me concentrer pleinement sur Montessori et faire faire à mes étudiants des recherches sur ce sujet.
C : C’est fascinant. Merci d’avoir partagé tout cela avec nous.
Combien de recherches avez-vous effectuées ?
A. S. L. : (…) Je dois avoir à mon compte plus de cent articles, je ne sais pas, peut-être 150. Je n’ai pas compté. Des articles publiés, (ou des chapitres entiers) revus par des comités de lecture. (…) dont peut-être 25 articles sur Montessori.
C : Quelles hypothèses avez-vous cherché à vérifier sur Montessori ?
A. S. L. : Quelles hypothèses ai-je soumises à la recherche ? Celle sur laquelle j’ai fait des recherches à plusieurs reprises et de plusieurs manières différentes est celle-ci : les enfants scolarisés en écoles Montessori ont-ils de meilleurs résultats que les enfants qui suivent des programmes scolaires traditionnels ou d’autres programmes scolaires ? Et quand je dis meilleurs résultats, je ne pense pas seulement à de meilleurs résultats en lecture, en écriture ou en arithmétique. Je pense à la personne dans son ensemble. Ont-ils de meilleures compétences sociales ? Ont-ils une meilleure intelligence sociale ? Leurs fonctions exécutives sont-elles plus performantes ? Ont-ils une meilleure maîtrise d’eux-mêmes ? J’ai aussi récemment posé la question du bien-être à l’âge adulte. Nous avons réalisé une étude dans laquelle nous leur avons demandé s’ils aimaient davantage l’école ? Et si oui, pourquoi. Nous avons réalisé une étude axée en particulier sur les résultats en mathématiques, en essayant de comprendre pourquoi certaines montrent que [les enfants] réussissent mieux en mathématiques, et d’autres non, afin de vérifier l’hypothèse selon laquelle il existe des chemins particuliers de compréhension des mathématiques dans lesquels ils excellent.
Voilà quelques-unes des questions sur lesquelles je fais des recherches. L’hypothèse est donc que les enfants qui suivent l’enseignement Montessori ont de meilleurs résultats dans ces domaines. L’autre hypothèse est que ça n’est pas le cas.
C : Donc, Montessori avait raison.
A. S. L. : Évaluer dans quelle mesure les enfants ont de meilleurs résultats – donc, évaluer si certaines de ses idées étaient justes, c’est ce que couvre mon livre. Vous pouvez considérer cela comme l’hypothèse [de départ].
Elle pensait par exemple que le mouvement et la cognition sont très étroitement liés. J’ai donc examiné l’état de la recherche pour voir si cette idée était confirmée aujourd’hui. Et dans quelle mesure d’autres de ses idées ne sont, au contraire, pas confortées par la science. Donc, en quoi [Montessori] s’est-elle trompée ? On me demande souvent ça : (…) y a-t-il des idées qu’elle a émises qui sont fausses ? Il est difficile d’en trouver. C’est vraiment étrange. Ou peut-être que ce n’est pas étrange parce qu’elle était une très fine observatrice. Sa formation à l’école de médecine a mis l’accent sur l’observation. Certains de ses livres qui viennent de sortir en anglais, que j’ai donc pu lire seulement récemment, m’ont vraiment aidée à comprendre combien elle est redevable aux gens qui l’ont formée, et qui lui ont appris à observer de très très près les choses. Aujourd’hui, nous sommes loin d’être d’aussi bons observateurs à l’œil nu parce que nous utilisons une multitude d’instruments ! Et ces instruments sont formidables, ils sont très objectifs ! Mais elle, elle observait avec ses propres yeux et avec beaucoup d’amour.
On peut se demander l’impact qu’a eu sur elle le fait de ne pas être en mesure d’élever son fils, et s’interroger sur l’amour qu’elle a ressenti si intensément pour tous ces enfants, alors que l’enfant qu’elle a elle-même porté, un bébé issu d’une relation d’amour, vous savez, une liaison, elle ne le voyait que rarement. Mais cet amour et cette observation, qui ne vont pas l’un sans l’autre, lui ont permis d’acquérir une connaissance profonde des enfants, simplement en les observant. Si on observe quelque chose sans préjugé, on décèle souvent des choses que la science confirmera plus tard. C’est ça la science : observer sans préjugé. Et ainsi, beaucoup de ses idées ont été vérifiées scientifiquement.
Mais je me demandais si cela conduisait à de meilleurs résultats à l’école. Nous savons que les parents représentent la plus grande influence sur les enfants. (…) Les parents, ou tuteurs, fournissent l’endroit où vit un enfant. Ils sont responsables du climat social dans le foyer, de l’amour qui est exprimé. Et, de l’autre côté, de la rigueur et des règles. S’il y a des punitions et de la froideur. Ils fournissent aux enfants leurs lectures. Ils décident si l’enfant regarde la télévision toute la journée ou non. Et ils choisissent l’école. (Enfin, ils n’ont pas toujours la possibilité de choisir l’école !)
Je pense que c’est en partie pour cela que l’environnement a plus d’importance pour les enfants de familles à faibles revenus que pour les enfants de familles à revenus élevés. Pour les premiers, il y a des domaines qui sont hors de leur contrôle. Alors que les parents aux revenus plus élevés ont plus de contrôle.
Par conséquent, il n’était pas clair au départ pour moi que le fait d’aller à l’école Montessori pourrait jouer dans la vie d’une personne. Cela pouvait se limiter à l’influence des parents. C’est pourquoi mes deux études se sont basées sur des systèmes de répartition dans les écoles par tirages au sort (lotteries) choisis de façon aléatoire. Et nous sommes en train de réaliser une étude en ce moment avec l’American Institute for Research (AIR), un important organisme de recherche américain, dans laquelle nous avons été en mesure d’exploiter les tirages au sort des écoles Montessori publiques aux États-Unis. Il y en a environ 565. Un certain pourcentage d’entre elles, un peu moins de la moitié, utilise le système des tirages au sort pour les admissions. Mais il faut préciser qu’ils ne sont pas entièrement aléatoires, en général. C’est pourquoi cette étude réalisée à Lyon, en France, est particulièrement notable, parce qu’elle est vraiment aléatoire. Mais dans la nôtre, vous savez, entrent en ligne de compte des préférences pour des raisons de proximité géographique, de réunion de fratries, même pour des enfants nés d’un autre mariage … Il peut donc y avoir plusieurs facteurs qui interfèrent. Je ne l’avais pas réalisé lorsque j’ai commencé. Ni réalisé l’importance de prêter attention à ces points. Les études sur les tirages au sort sont devenues plus sophistiquées depuis.
Ma première étude date de 2006. Elle est basée sur une école de Milwaukee. J’ai inclus dans mon étude les enfants qui s’étaient inscrits au tirage au sort. Certains ont été admis, et d’autres non. J’ai contacté tous ceux qui n’avaient pas été admis, et j’ai reçu les réponses [des parents] qui étaient prêts à faire avancer les choses pour leurs enfants par le biais de cette étude. (…) Sur cette liste, nous avons seulement conservé ceux qui ne sont pas allés en Montessori. En effet, certains d’entre eux ont été admis dans d’autres écoles Montessori publiques ou privées. Nous avons comparé [leurs résultats] avec les enfants qui ont été admis [en Montessori]. Nous avons découvert qu’ils avaient beaucoup mieux réussi en Montessori. Et à beaucoup d’égards. L’étude a été publiée dans Science Magazine. Elle a reçu beaucoup d’attention à l’époque, y compris dans certains journaux français.
J’ai ensuite voulu réaliser une étude plus large. Il s’agissait en effet là d’une étude de peu d’envergure. Nous avions seulement étudié les enfants de cinq et douze ans. Et nous n’avions pas de pré-test. J’ai finalement pu trouver des fonds pour faire une étude à Hartford, où il y avait beaucoup plus d’enfants. À l’époque, ils avaient une école Montessori publique pour laquelle il y avait une longue liste d’attente. Ils en ont ensuite ouvert une deuxième à temps pour que je puisse l’inclure dans l’étude. A Hartford, ils ont maintenant trois écoles Montessori publiques. Dans cette étude, nous étions donc en mesure d’étudier beaucoup plus d’enfants et de les observer depuis leur inscription, à l’âge de trois ans et jusqu’à cinq ans. Nous avons constaté que les enfants en Montessori réussissaient beaucoup mieux. Les données nous montraient que, lorsqu’ils commençaient à l’âge de trois ans, ils étaient statistiquement au même niveau. Nous n’avons pas pu les tester tous avant le début de l’année scolaire. Cela aurait été idéal. Nous les avons testés lors des premiers mois d’école. A la fin de l’année, leur niveau s’est révélé être encore plus clairement homogène. Des différences sont apparues alors qu’ils avaient quatre et cinq ans. (…)
C : Parfois, dans vos résultats, il y a un graphique indiquant « Montessori enrichi », qu’est-ce que cela signifie ?
A. S. L. : Quand j’ai eu terminé mon livre, je fus très sollicitée pour en parler. On s’approchait alors du centenaire de l’ouverture de la première école Montessori. Et les gens étaient très enthousiastes d’en savoir plus à ce sujet. Ils avaient peut-être déjà entendu, ici et là, qu’il y avait des recherches appuyant les idées de Montessori.
J’étais moi-même dans une position unique de comprendre Montessori : grâce à ma famille, parce que j’étais allée dans une école Montessori, parce que mes enfants étaient allés dans des écoles Montessori, parce que j’avais suivi une formation Montessori … j’en savais plus que la plupart des universitaires sur Montessori. Et j’étais aussi familière de la recherche universitaire. J’étais en réalité plus ancrée dans la communauté de la recherche universitaire que dans la communauté Montessori. Je me trouvais donc dans cette position privilégiée, capable de réunir ces deux mondes. J’ai considéré cela comme une opportunité unique de pouvoir me mettre au service de ces deux univers afin qu’ils se comprennent mieux, le monde de l’éducation, les universitaires d’un côté et, de l’autre, les praticiens et parents montessoriens.
Les gens étaient très enthousiastes. Les écoles voulaient que je vienne et que je parle de tout ça. Ils étaient plus demandeurs que ne l’étaient les universitaires dans le domaine de l’éducation. Les psychologues aussi sont beaucoup plus ouverts à Montessori parce qu’ils n’ont pas d’enjeux sur le terrain. En effet, les professeurs en éducation ont en jeu leurs propres programmes sur le terrain. Ils ont été ébranlés. Au sujet des écoles conventionnelles (dont ils dirigent les programmes et les méthodes.) Leur travail s’adresse en effet en majeure partie aux écoles conventionnelles. Donc c’est compréhensible. Mais les gens de l’univers montessorien étaient vraiment heureux de découvrir ces études, à tel point qu’ils me sollicitaient pour venir en parler. Mes conférences se tenaient donc en général lors de réunions de parents. Je faisais des tournées incluant à chaque fois trois villes. J’allais par exemple dans trois villes dans le sud-ouest des États-Unis. Et je voyageais entre elles pendant une partie de la matinée parfois. Mais d’autres fois, je disposais d’une matinée. Et je demandais toujours à voir les écoles. C’était très utile pour moi parce que, lorsque je donnais une conférence le soir, j’arrivais en ayant déjà identifié quels étaient les problèmes rencontrés par l’école en question.
Je ne sais pas si c’est la même chose en France, mais aux États-Unis, vous savez, il y a Montessori et Montessori. Je jetais donc un œil à l’école et je voyais quels étaient les problèmes rencontrés. J’identifiais ainsi quels éléments développer dans ma conférence pour vraiment les aider. Par exemple, s’ils utilisaient des plans de travail, dans ma présentation je pouvais mettre l’accent sur le libre choix.
J’adore m’asseoir dans ces classes et simplement observer les enfants. Cela m’a appris plus sur Montessori que ce que je savais déjà. J’ai passé ainsi beaucoup plus de temps dans les classes Montessori que je ne l’avais jamais fait auparavant. Lorsque j’avais quatorze ans, ma mère travaillait sur un livre sur l’apprentissage des enfants dans lequel elle parlait d’essayer de mettre en œuvre la pédagogie Montessori dans une classe de maternelle d’une école traditionnelle. J’y allais le matin, et j’étais chargée de mouiller les éponges etc. Donc oui, j’en avais déjà eu un aperçu. Mais j’ai vraiment passé beaucoup plus de temps dans des classes Montessori pendant l’année, ou les deux années, qui ont suivi la sortie de mon livre.
Une chose que j’ai remarquée, c’est que, parfois, vous avez ces salles de classe, tout simplement magnifiques où, par exemple, un enfant travaille à construire l’escalier marron verticalement, et il tombe et vient cogner la tête de l’enfant et les autres enfants abandonnent leur travail et viennent en courant et demandent « tu vas bien ? Que puis-je faire pour t’aider ? ». Ils aident à ramasser le matériel et vont chercher de la glace. J’ai observé ce véritable amour et cette préoccupation des enfants les uns pour les autres. Ou bien, simplement un travail long et complexe en cours, des conversations impressionnantes dans lesquelles les enfants font preuve d’un raisonnement moral très élaboré. Je me tenais là, à espionner toutes ces conversations. Et l’enseignant pouvait être ailleurs en train d’observer ou faire autre chose. J’ai vu ces classes incroyablement belles, qui ressemblaient vraiment à ce que j’avais lu et à ce que décrivent les livres de Montessori que j’ai étudiés. (…)
Et il y avait les autres classes, où tout allait de travers, où les enfants ne semblaient pas travailler du tout. Elles étaient en désordre. Les enfants détournaient le matériel pour jouer. Ils maltraitaient le matériel. On n’avait aucunement l’impression qu’ils apprenaient quoi que ce soit ni que leur développement suivait son cours. Ils semblaient parfois beaucoup s’amuser, mais l’impression générale qui s’en dégageait était vraiment différente. Et ça ne ressemblait pas à ce que Montessori décrit dans ses livres.
Je me suis donc demandé si les résultats de ces classes étaient différents. J’avais besoin d’un moyen objectif d’identifier ce qui était différent dans ces classes. Une différence est ressortie : il m’a semblé que les salles de classe qui fonctionnaient mieux n’étaient dotées que de matériel Montessori, ou pas grand-chose d’autre. J’ai donc utilisé cette différence comme mesure. Cela ne signifie pas que c’est tout ce qui importe dans une classe. Mais il s’agissait d’un critère facile à mettre en place. (…) On parle de « Montessori enrichi ».
Il s’agit là d’une étude qui n’implique pas de tirage au sort. Il s’agissait d’écoles privées pour lesquelles les parents paient des frais de scolarité. Les enfants étaient âgés de trois à cinq ans ou de trois à six ans. Nous avons évalué tous les enfants au début de l’année. Nous avions donc un pré-test cette fois-ci. Et puis nous les avons testés à la fin de l’année. Cela faisait donc partie de notre mode de contrôle. L’autre moyen étant que nous ne comparions pas seulement les écoles Montessori pures avec les écoles Montessori enrichies, nous les comparions également à des écoles maternelles conventionnelles. Et celles-ci ont été choisies sur la base des réponses des parents des écoles Montessori à la question : « si Montessori n’avait pas été une option pour vous, dans quelle école du quartier auriez-vous inscrit votre enfant ? ». (Certains d’entre eux ont répondu : les écoles publiques. Mais nous avons estimé que ça n’était pas une bonne comparaison à faire.) Nous avons donc choisi les écoles privées dans lesquelles les parents répondaient le plus souvent qu’ils enverraient leurs enfants si l’option Montessori n’était pas possible. Ces écoles nous ont accueillis et nous ont autorisés à faire le pré-test, et le post-test.
Schématiquement, ce que nous avons montré grâce à cette étude, c’est que les écoles Montessori pures avaient de meilleurs résultats. Si vous avez beaucoup de matériel supplémentaire dans les salles de classe, les enfants y passent du temps et ne sont pas aussi engagés dans le programme Montessori que dans une école Montessori pure.
Nous avons aussi pensé que les enseignants étaient également probablement quelque peu différents. S’ils ne veulent utiliser que du matériel Montessori, cela signifie probablement qu’ils adhèrent plus fortement aux idées Montessori. Je dois également préciser pour cette étude que les écoles Montessori pures avaient une période de travail de trois heures, alors que les écoles Montessori enrichies faisaient une pause au milieu de la matinée pour la récréation. Elles n’avaient donc pas une période de travail de trois heures.
Il y a également la question de la formation des enseignants Montessori. Il se trouve que tous les enseignants des écoles Montessori pures ont été formés par l’AMI. C’était le cas de seulement certains enseignants des écoles Montessori enrichies. Mais cela n’a pas été constitutif d’une différence réelle. Il s’agissait d’enseignants formés à l’AMI qui utilisaient du matériel supplémentaire et qui s’accommodaient de travailler dans une école qui n’avait pas une période de travail de trois heures. On peut suivre une formation et en faire une application non fidèle dans la pratique ensuite. De même, il y a des gens qui n’ont pas cette formation et qui adhèrent très fortement aux idées Montessori. Ils étudient des livres, et ils obtiennent vraiment de beaux résultats. Il ne s’agit donc pas seulement de la formation. Bien que la formation des formateurs d’enseignants AMI soit très approfondie. Je me demande s’il y a une logique ici : pour devenir formateur d’enseignants, beaucoup de temps et de travail sont exigés afin d’atteindre une compréhension très profonde du sujet. Il serait finalement normal que cette compréhension profonde soit transmise ensuite aux enseignants. Je sais que tous les organismes, je l’espère, travaillent à rendre leur formation aussi qualitative que possible. Je sais que de gros efforts sont faits en ce sens. J’espère que nous en observerons les résultats dans les années à venir. Je suis convaincue qu’un enseignant bien formé y est pour beaucoup dans le fait d’avoir une classe qui fonctionne bien.
C : C’est vraiment intéressant.
Pour mes auditeurs, pouvez-vous énumérer les piliers qui permettent aux élèves Montessori de développer tout leur potentiel ?
A. S. L. : Dans mon livre, j’identifie neuf de ce que vous nommez « les piliers ». Neuf principes, sur lesquels il existe de nombreuses recherches et qui sont mis en œuvre dans les classes Montessori. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autres points qui mériteraient notre attention. Simplement, il n’y a pas de recherches sur ces autres sujets. Donc j’ai identifié neuf principes qui sont eux-mêmes interconnectés. Mon article de 2019, que l’on peut trouver en ligne, intitulé « Shunned and admired », publié dans l’Educational Psychology Review comporte un diagramme qui montre comment ils sont tous liés. (…)
Le premier chapitre du livre s’intitule « mouvement et cognition ». Donc, le pilier serait le suivant : l’apprentissage d’un enfant implique son corps, ses mains – ne se limite pas à s’asseoir et à écouter un professeur, ni même à écrire, mais implique tout son corps, comme tracer une lettre sur du papier rugueux ou construire une tour rose, où l’enfant prend conscience du volume, ou avec le matériel du théorème de Pythagore avec lequel les enfants peuvent réellement voir pourquoi 32+ 42 = 52. Ou encore, ils peuvent être à la manœuvre et jouer le rôle de celui qui tend les cordes et voir ce que ça fait d’être sur le terrain et de reproduire ce que Pythagore a observé depuis le Nil, ces gens qui formaient des triangles pour refaire les lignes de démarcation des propriété. Les enfants apprennent et cela s’imprègne en eux grâce à la mobilisation de tout leur corps. Il s’agit d’un premier pilier.
Et puisque je viens de mentionner la leçon du théorème de Pythagore, un deuxième principe réside dans la cognition en contexte. Dans une classe Montessori, le théorème de Pythagore n’est pas seulement une formule pour les enfants. Elle est liée à cette personne réelle, Pythagore, et ce problème réel qu’ils avaient dans l’Égypte ancienne quand le Nil inondait les berges. Et ce principe se retrouve partout dans une classe Montessori, comme en cours élémentaire, lorsque les enfants font le programme des sorties, ou quand un enfant travaille sur un exposé. L’idée de l’exposé vient d’une des grandes leçons données par les enseignants, lesquelles sont toutes interconnectées les unes avec les autres, et liées avec tous les matériels dans la classe et les autres leçons qui sont présentées. Les enfants se penchent sur une petite partie sur laquelle ils souhaitent faire un exposé.
Supposons que l’enseignant parle de la leçon sur le début de la vie sur terre, que les enfants ont vu la longue ligne du temps, qu’ils ont appris à connaître les organismes unicellulaires, qu’ils sont fascinés par ces derniers et qu’ils veulent les étudier. Et il se trouve qu’il y a un musée d’histoire naturelle à proximité où se tient une grande exposition sur les nids. Les enfants vont dire à l’enseignant qu’ils aimeraient visiter cette exposition et ils solliciteront un parent ou un volontaire, ils lui demanderont de les emmener là-bas. Les enfants appelleront le musée et organiseront la visite. Ils organiseront le financement de la sortie (…). Ce sont les enfants qui font tout. Tous les enfants sont derrière l’organisation, c’est autodéterminé, c’est géré par les enfants. Il s’agit de cognition en contexte : ils vont dans le monde et observent comment ces organismes sont représentés dans le musée. Ou peut-être contactent-ils un professeur d’université, et ils observent à travers un microscope, ils visitent un laboratoire où sont étudiés ces organismes. (…) Il s’agit d’un second pilier. Il est abordé dans un chapitre ultérieur du livre.
Le chapitre suivant du livre traite de l’influence du choix et de l’autodétermination. Je viens de l’aborder un petit peu quand j’ai décrit ce programme de sortie en élémentaire. Toute la journée, dans les classes Montessori, les enfants ont le choix ; Il n’y a pas de plan de travail. Le plan sort de l’esprit de l’enfant lui-même. L’enfant arrive dans la classe et décide du travail qu’il a envie de faire ce jour-là. Il peut continuer le travail qu’il a commencé la veille et qui a été oublié pendant la nuit. Ou il peut en commencer un nouveau parmi les suggestions visuelles qu’il reçoit (de l’environnement). L’idée ici est que les enfants sont guidés intérieurement. Ils savent ce dont ils ont besoin pour leur développement. Il y a beaucoup de recherches qui vont dans ce sens. Ça me plairait qu’il y en ait encore plus !
Si on expose un enfant à un éventail de stimuli visuels, il va regarder le stimulus qui correspond au niveau de développement qui va le plus aider les neurones de son cortex visuel à se développer. En d’autres termes, il choisit un niveau intermédiaire de complexité. Ça n’est pas trop simple – c’est facile à regarder, (les enfants ne se passionnent pas pour ce qui est vraiment facile) – et ça n’est pas trop complexe non plus. Il ne s’agit pas de submerger le système visuel avec plus que ce que les neurones peuvent supporter. C’est ce qu’explique Celeste Kidd, l’une des plus grands chercheurs de l’université de Californie Berkeley. Il y a donc plusieurs sujets de recherche qui montrent ceci : pour un éventail donné de choix opportuns, ce que les êtres humains choisissent, c’est un peu de défi – pas trop de défi – mais suffisamment de défi pour les faire évoluer. Vous et moi, nous nous lasserions d’un puzzle trop simple, nous renoncerions à un puzzle trop difficile, mais pas à un puzzle qui nous met au défi mais dont nous pouvons surpasser la difficulté. Nous pouvons ainsi travailler dur sur des sujets qui nous intéressent.
Pour un enseignant, faire le choix pour une classe de vingt ou trente enfants chaque jour, c’est impossible, car le niveau de défi des enfants diffèrera légèrement de l’un à l’autre. Toute la classe ne va pas voir dans ce même problème de mathématiques un défi équivalent situé pour tous dans leur zone de développement proximal. On doit donc faire appel au choix individuel. Et on doit faire confiance aux enfants pour graviter autour de ce qui est le plus intéressant pour eux-mêmes. Un enfant qui ne tend pas vers cela, qui n’en est pas encore tout à fait là, peut avoir besoin d’être un peu plus guidé par l’enseignant. Montessori est capable d’apporter ça à cet enfant sans exiger que tous les enfants fassent un plan de travail. Ainsi, cet enfant a encore besoin de conseils. Mais les autres enfants, ceux qui sont prêts à choisir leur propre travail, peuvent le faire.
Je n’ai pas tout de suite compris cela mais il s’agissait là d’une des intuitions [de Montessori], l’une de ses observations attentives. En effet, un jour, l’enseignante n’est pas venue [dans une des écoles. Les enfants ont demandé au concierge d’ouvrir le placard où, à cette époque, ils stockaient encore tout le matériel. Et les enfants ont choisi leur travail. En ayant vent de cela, [Montessori] a réalisé que l’on pouvait faire les choses différemment. C’est un autre pilier. Et il y a une multitude de recherches qui montrent que nous réussissons mieux dans des circonstances d’autodétermination et de choix. Tout cela est en grande partie décrit dans mon livre.
Un autre pilier est l’intérêt. Si les enfants doivent choisir leur propre travail, on doit leur offrir un panel d’activités intéressantes.
Il y a les intérêts personnels, et puis il y a l’intérêt qui est inhérent au matériel. Il y a des choses que nous trouvons tous intéressantes, et il y a mon intérêt personnel : j’aime jardiner, étudier le bouddhisme … j’ai des poules, j’aime la nature, étudier la terre et les écosystèmes. D’autres personnes sont particulièrement intéressées par les affaires, elles veulent connaître les flux de capitaux. Montessori, en donnant aux enfants le choix et en les laissant s’autodéterminer, leur permet de poursuivre leurs intérêts. L’enseignant essaie également de présenter les choses afin de susciter l’intérêt. Ainsi, la formation des enseignants Montessori consiste en grande partie à apprendre aux enseignants à être intéressants !
Dans mon nouveau séminaire qui s’intitule « l’école pour les humains », j’ai proposé à mes étudiants de leur apprendre à penser l’école différemment. Je leur ai demandé quel était le cours le plus intéressant qu’ils aient suivi, quel était leur cours préféré du semestre précédent et pour quelles raisons. Les 35 étudiants présents ont été eux-mêmes frappés que ce qui est ressorti de leurs réponses c’était d’avoir une bonne relation avec l’enseignant, certes, mais plus encore, se sentir engagé et intéressé. Selon eux, c’était cela qui constituait réellement un bon apprentissage, une bonne expérience d’étudiant.
Montessori a observé ce que nous savons sur les écoles conventionnelles : (…) on ne peut pas capitaliser sur l’intérêt individuel lorsqu’on essaye d’enseigner à toute une classe d’enfants de la même manière.
Montessori a également compris l’importance des fonctions exécutives des processus préfrontaux qui contrôlent notre comportement et autorégulent nos émotions. Elle a donc travaillé sur la concentration très tôt. Il n’existe pas beaucoup de recherches sur ce sujet. Les enseignants et les écoles conventionnelles essaient de le faire. La différence est que, dans les écoles conventionnelles, la fonction exécutive est en réalité un contrôle externe. Ce n’est pas l’enfant qui se contrôle lui-même. Dans ces situations où ils exercent un libre choix, dans une classe Montessori avec toute cette autodétermination, les enfants apprennent à se contrôler. La fonction exécutive est autogérée.
Un autre pilier réside dans le fait que les enfants travaillent entre pairs. Il y a beaucoup d’apprentissage collaboratif. Pas tant que cela dans le cycle des 3 – 6 ans, mais beaucoup plus dans la classe 7 – 12 et au-delà. En cela, Montessori suit le développement naturel de l’enfant. Les enfants ont le choix de travailler ensemble en élémentaire. Dans la classe de trois à six ans, ils en ont la possibilité mais ils choisissent plus rarement de le faire et, de fait, ils y parviennent moins bien. Il est donc logique de retrouver dans les résultats de la recherche que l’apprentissage collaboratif, le tutorat entre pairs, n’est vraiment efficace qu’après l’âge de six ans environ. Et c’est à cet âge que les enfants des classes Montessori choisissent en général de travailler ensemble.
La manière dont les adultes interagissent avec les enfants constitue un autre pilier. Montessori développe dans ses livres la posture que les enseignants devraient adopter avec les enfants. Par exemple, il ne s’agit pas d’intervenir beaucoup et de féliciter. Mais plutôt de permettre au travail d’être lui-même la récompense. Ne pas noter les enfants, mais leur apporter une présence chaleureuse, chargée d’amour, de sensibilité, tout en leur donnant un cadre précis au sein duquel ils sont libres. La liberté et la discipline. C’est cet équilibre que vous trouvez en Montessori. Les gens pensent que c’est totalement libre. Non. L’enseignant fournit un cadre. Il y a une façon d’utiliser le matériel. Les enfants sont libres mais on attend d’eux un comportement constructif. [Montessori] a formé les enseignants à adopter cette posture. Des recherches dans le domaine de la parentalité confirment l’importance de ce point. Dans le domaine de l’attachement également. Et dans les travaux de Carol Dweck sur la posture et sur les louanges.
Le dernier point est l’ordre. Les enfants s’épanouissent dans l’ordre. Savoir à quoi s’attendre. Avoir un ensemble de règles qui les guident dans leur comportement. C’est la meilleure façon d’élever les enfants. Il ne s’agit pas d’être totalement libre tout le temps, mais d’être libre dans un cadre bien défini. A mesure que les enfants grandissent, ce cadre peut évidemment être assoupli et les enfants peuvent avoir de plus en plus leur mot à dire sur ces règles. C’est un principe important.
Voilà, ce sont les neuf piliers qui sont développés dans l’édition 2017 de mon livre.
C : Merci. Et je me demandais, si un jour vous seriez en mesure d’ajouter un nouveau chapitre à votre livre si vous réalisiez d’autres études ?
A. S. L. : Dans cette dernière édition, j’ai en effet ajouté un chapitre qui s’appuie sur des recherches qui ont eu lieu entre 2005 et la publication du livre en 2016-2017.
J’ai entamé des discussions avec Oxford University Press pour sortir un nouveau livre. Les recherches sur Montessori ont en effet proliféré. On a créé le Journal of Montessori Research & Education. (…) Les gens s’intéressent de plus en plus à Montessori et lancent des recherches à ce sujet. Il y a maintenant, je pense, un corpus de résultats assez important pour constituer un recueil en ligne, et j’espère pouvoir commencer à travailler en ce sens, oui. Je discute aussi de la possibilité de faire un livre de mes articles publiés dans des revues.
C : Si vous êtes d’accord, nous allons passer à la deuxième partie : les récompenses extrinsèques.
Qu’est-ce que la recherche nous dit sur l’impact des récompenses ?
A. S. L. : Ce que la recherche nous dit sur l’impact des récompenses c’est que celles-ci fonctionnent bien à court terme. Donc, si je veux que mon enfant s’exerce au piano, et que je lui promets une glace, il travaillera son piano. Ça fonctionne très bien. Mais si un jour, je décide de ne plus lui donner de glace, il va tout simplement arrêter de travailler. S’il n’a jamais eu l’intention de travailler, je reviens au point de départ. Mais si j’ai un enfant qui aime jouer du piano, que je prends les devants et que je lui donne une glace en récompense, dans son esprit la seule raison pour laquelle il joue du piano deviendra la glace. Et, sans glace, il arrête. De nombreuses études le démontrent. En revanche, si on n’est pas motivé au départ pour faire quelque chose, ça n’est pas dommageable d’offrir une récompense.
Les notes, les bons points et autres types de récompenses à l’école sont problématiques. Les enfants, lorsqu’ils commencent à aller à l’école, sont motivés pour apprendre. Ils vont à l’école, très enthousiastes à l’idée de tout ce qu’ils vont apprendre, et ce qu’ils vont faire. Mais l’intérêt des enfants pour l’apprentissage à l’école diminue d’année en année. Dès le CE2, les graphiques montrent que la motivation intrinsèque pour apprendre à l’école diminue chaque année. Il existe probablement de nombreuses raisons à cela. Il n’y a pas vraiment de place pour le choix ou l’autodétermination dans les écoles conventionnelles. On suit le programme conçu par quelqu’un d’autre. Ça n’est pas particulièrement intéressant. Le corps n’est pas sollicité. Nous sommes plus intéressés, lorsque la cognition est incarnée. [Les enfants] ne sont pas autorisés à travailler entre pairs. Ils doivent faire leur travail seuls. Ils ne peuvent parler à leurs camarades que pendant la récréation et le déjeuner. De nombreuses raisons existent pour lesquelles les enfants n’aiment pas l’école et ne s’y sentent pas motivés pour apprendre. Mais je pense que le fait qu’ils aient des notes en fait partie. C’est ce que me rapportent mes étudiants. Et les recherches de Carol Dweck l’ont montré. Tout va bien tant que l’on obtient un A. Mais les retours de mes propres étudiants et de la recherche montrent qu’une [mauvaise note] conduira à en conclure que l’on n’est pas bon dans le domaine en question. On considère ces notes pas tant comme le reflet du travail que l’on fait. Dans les cultures européennes, je pense, et dans la culture américaine, c’est certain, les gens ont plus souvent une théorie d’entité de l’intelligence. Ils pensent que c’est quelque chose de fixe. Et donc, avoir une mauvaise note signifie ne pas être bon dans ce domaine. Après une mauvaise note, tout intérêt se perd parce qu’on pense qu’on n’est pas bon. (…)
En Montessori, il n’y a jamais de notes sauf pour préparer les dossiers des écoles publiques ou les demandes d’inscription à l’université. L’enseignant peut alors mettre une note, mais l’enfant ne se sent pas constamment jugé par ce genre d’évaluation. En école élémentaire Montessori, chaque semaine, l’enfant passe en revue son journal de travail et montre à l’enseignant ce sur quoi il a travaillé. Ils en discutent. Si l’enseignant évaluait la présentation de ce travail, il s’agirait d’un jugement. Note-t-il ce travail A, B ou C ? Non. Il demande [à l’enfant] : comment t’en es-tu sorti ? Que pourrais-tu faire à présent ?
Ma fille m’a dit quelque chose un jour. Elle est allée dans une école Montessori jusqu’à la sixième. Ensuite elle a poursuivi sa scolarité dans un collège et elle est allée dans un lycée et une université aux niveaux d’exigence très élevés. Et elle a très bien réussi, mais elle m’a dit : je n’ai jamais travaillé aussi dur dans ma vie qu’à l’école Montessori. Je me suis interrogée : mais tu es allée dans ces très prestigieuses institutions, au niveau très élevé, comment cela est-il possible ? Elle m’a répondu : Eh bien, au lycée et à l’université, je savais ce que je devais faire pour obtenir un A. Je le faisais. Et puis je m’arrêtais de travailler.
En Montessori, il n’y a jamais de limites à ce que l’on peut faire. Les enseignants Montessori me racontent comment les enfants en élémentaire et au collège, (…) se donnent des missions. Ils s’inventent des problèmes qu’on n’aurait jamais imaginé soumettre à un enfant parce que cela semble trop difficile. Mais les enfants se donnent des missions très difficiles et vont au bout. (…) Par exemple, après avoir fait la formule binomiale et trinomiale, ils essayent avec sept variables.
C : Oui, c’est fascinant. Et les notes et la volonté extrinsèque auront un impact sur la façon dont les étudiants se perçoivent. Et cela influence notre état d’esprit, c’est vrai.
A. S. L. : Oui, c’est exact. Ainsi, les récompenses extrinsèques aident à pousser vers la performance, par opposition à la maîtrise que l’on recherche. Et c’était l’une des conclusions de mon étude de Hartford en 2017. C’est dans Frontiers in Psychology. Les enfants dans les classes Montessori choisissaient des problèmes difficiles, plus que les enfants dans les classes conventionnelles qui, eux, choisissaient les problèmes faciles qu’ils avaient déjà résolus et qu’ils maîtrisaient. Déjà à quatre et cinq ans, on observe cette différence.
C : Vous savez, je me suis amusée à vous citer, vous et un neuroscientifique canadien, dans mes supports de formation et cela m’a conduit au contrôle de l’erreur et à l’apprentissage entre pairs. Tout est interconnecté. J’adore comparer les différentes recherches sur ces sujets.
Quelles recherches faites-vous en ce moment ?
A. S. L. : En ce moment, l’étude la plus importante que je mène est une étude avec l’AIR [American Institute for Research]. Nous avons inclus dans l’étude environ 500 enfants de trois ans. Et nous espérons les suivre tant que nous disposons d’un financement. A ce stade, seule est couverte une année, mais nous espérons obtenir un financement pour les suivre jusqu’à ce qu’ils atteignent 5, 6, 7, 8 ans. Environ la moitié d’entre eux sont inscrits dans une école Montessori publique par tirage au sort. Le tirage au sort a été fait dans de très bonnes conditions. La moitié du panel est constitué d’enfants qui n’ont pas été tirés au sort et qui sont inscrits dans d’autres écoles. Certains sont dans d’autres écoles Montessori. Nous examinerons donc à la fois ce que l’on appelle l’ « intention de traiter » (intent to treat), qui consiste à examiner le résultat du tirage au sort. Et puis nous examinerons également ce que l’on appelle le « traitement des personnes traitées » (treatment on the treated), c’est-à-dire que nous examinerons dans quelle école les enfants se sont retrouvés. Il s’agit d’approches différentes. Comme je l’ai dit, les études en éducation et en psychologie sur les tirages au sort des écoles sont devenues beaucoup plus sophistiquées.
(…)
Nous voulons aussi réaliser une étude sur le niveau de stress. Nous recherchons un site. Nous avons obtenu un financement pour faire une étude dans les écoles conventionnelles et Montessori, de six à quatorze ans environ, pour examiner le niveau de stress des enfants en prélevant un peu de leurs cheveux et en mesurant le cortisol qu’ils contiennent. C’est un indicateur de stress au cours des trois derniers mois. Notre hypothèse est que les enfants des écoles Montessori seront moins stressés que les enfants des écoles conventionnelles. Personne ne l’a démontré. Voyons si c’est vrai.
Aux États-Unis, dans les écoles publiques, tous les enfants sont soumis à des tests standardisés. Ils sont stressants pour tout le monde. Il est donc possible que nous voyions partout les niveaux de stress augmenter et diminuer autour de la période de ces tests. Il est également intéressant pour nous de voir comment le niveau de stress diffère selon l’âge, à six ans ou quatorze ans. Nous voulons aussi comparer les écoles Montessori et les écoles conventionnelles. Avec la COVID-19, il a été difficile d’obtenir l’accord des districts scolaires. Nous recherchons des districts qui acceptent que nous sollicitions l’accord des enfants et de leurs parents pour qu’on leur prélève une mèche de leurs cheveux (…) afin que nous puissions mesurer le cortisol. (…)
Une autre étude que je mène avec l’une de mes étudiants, Christina Carroll, porte sur la façon dont la formation des enseignants transforme ces derniers. En effet, l’une des critiques formulées à l’égard de la recherche sur les résultats des enfants avec la pédagogie Montessori est que cela n’aurait rien à voir avec l’approche Montessori en soi. Cela aurait à voir avec le fait que les meilleurs enseignants choisiraient Montessori comme méthode d’enseignement. Et que ces enseignants auraient de meilleurs résultats, même s’ils enseignaient de manière conventionnelle. C’est peut-être vrai. On ne sait pas. C’est une question empirique que nous devons tester. Cela soulève la question de l’impact de leur formation sur les enseignants. Nous étudions les profils de futurs enseignants au moment où ils commencent leur formation Montessori et d’autres qui débutent une formation conventionnelle, en leur soumettant un éventail de compétences et en voyant s’ils montrent des similitudes en termes d’attitude envers les enfants, d’idéaux sur la façon dont les enfants apprennent, avec l’inventaire de personnalité des « Big Five »… Puis nous les questionnerons à nouveau à la fin de leur formation. Nous aimerions également suivre ces enseignants après qu’ils ont enseigné quelques années.
J’ai une étudiante, Lila Booth, qui, pendant la crise de la COVID, a utilisé l’ensemble des données existantes et a cherché à faire une étude beaucoup plus importante sur les faits disciplinaires et sur l’absentéisme chronique dans les écoles Montessori publiques. Nous avons rédigés ces articles.
Nous avons fait une étude pour évaluer à quel point les enfants aimaient l’école. Cette étude est en cours de révision. Et je viens de publier une étude (…) dans le Journal of School Choice.
Nous faisons une étude sur la concentration avec mon étudiant, Ian Becker. Il s’intéresse à Montessori, au flux de travail au cours de la matinée et à travers toute la classe, le niveau de concentration des enfants et comment celui-ci change. Nous cherchons à savoir comment cela est lié aux fonctions exécutives des enfants.
Une autre de mes étudiants qui s’intéresse maintenant à l’autisme, faisait auparavant une étude auprès d’enfants en maternelle Montessori pour comprendre quels étaient leurs chemins de réflexion. Nous espérons continuer cette collecte de données.
Nous avons également des travaux en cours sur l’épigénétique. Mais ça en est à un stade intermédiaire pour le moment. (…)
C : Très bien. Je me demandais si vous connaissiez les « Tools of the Mind» [« Les outils de l’esprit »] ?
A. S. L. : Oui, je connais très bien Tools of the Mind.
C : Pouvez-vous en parler pour mes auditeurs ? Vous parliez du jeu de « faire semblant » au début de l’épisode …
A. S. L. : Les Tools of the Mind ont été développés à partir de la théorie de Gaskins. Vygotsky, vous savez, est à l’origine de la notion de zone de développement proximal. Cette zone qui couvre des activités stimulantes, mais pas trop. C’est-à-dire des activités qu’un enfant peut faire avec le soutien d’un adulte, ou dans un environnement Montessori, avec l’aide du matériel. Il considérait également le jeu de rôle comme faisant partie de la zone de développement proximal. Les enfants utilisent alors des compétences auxquelles ils ne font pas appel en dehors du jeu de rôle.
Elena Bodrova et Deborah Leong ont donc repris cette idée et se sont dit : développons un programme que les enseignants pourront mettre en œuvre dans les classes maternelles traditionnelles, qui donnera un cadre aux enfants afin de les encourager à s’adonner à des jeux de rôle plus régulièrement, et voyons si les fonctions exécutives de ces enfants progressent de manière notable. Elles ont mis au point une série d’exercices qui sont décrits dans ce livre. Une formation est nécessaire pour les mettre en œuvre.
Un point intéressant réside dans le fait que l’enfant doit décider à l’avance quel rôle il va jouer et l’annoncer à l’enseignant. Cela peut se faire à l’écrit. Soit l’enfant dessine une histoire, soit si l’enfant sait écrire, il l’écrit. L’enseignant peut l’écrire aussi. Et ensuite les enfants doivent interpréter ce jeu de rôle. (…) C’est assez intéressant. Ca n’est qu’un exemple d’activité, il y en a d’autres telles que la lecture en binôme. On donne à un enfant l’image d’une oreille et à un autre l’image d’une bouche. Ils sont invités à s’asseoir ensemble avec un livre. Celui qui tient la bouche parle, et celui qui tient l’oreille écoute. Il s’agit ici d’une aide externe pour qu’ils se souviennent des rôles qu’ils jouent, locuteur et auditeur. Ensuite, ils intervertissent leurs rôles.
Ces exercices sont comme un guide, comme serait du matériel, pour les accompagner dans leur zone de développement proximal. Il y a beaucoup d’exercices comme ceux-ci et beaucoup de simulations. C’est très séduisant. Tout le monde aime les jeux de rôles, n’est-ce-pas ? Est-ce qu’en France aussi les gens affectionnent les jeux de rôles ? (…)
C : Je pense que oui.
A. S. L. : Tout le monde constate que ces jeux de rôle sont une évidence pour les enfants. Les enfants le font tous spontanément. Et on pense souvent que ce qu’ils font naturellement doit être bénéfique pour leur développement. (…) Pour les enfants, c’est une façon d’être libres. Les jeux de rôle sont intéressants et ils sensibilisent les gens aux Tools of the Mind, du moins en apparence.
Il y a eu des études sur ce sujet. L’une d’entre elles, réalisée par Adele Diamond et publiée dans Science, a montré que les enfants auxquels ont avait assigné de manière aléatoire un « outil » ( a tool) tiré des Tools of the Mind, avaient de meilleures fonctions exécutives à la fin de l’étude que les enfants auxquels on n’en avait pas assigné.
Cela capitalise sur quelque chose qui intéresse les gens, qu’ils connaissent, et on sentait qu’on pouvait l’implémenter dans une classe conventionnelle. Mais cela nécessite une formation. Or, Elena Bodrova m’a confié à ce sujet que beaucoup d’enseignants qui suivent la formation ne l’appliquent pas toujours très bien. C’est donc difficile à mettre en place. C’est aussi une critique envers Montessori. C’est l’écueil des outils qui sont difficiles à mettre en œuvre.
Après cette étude initiale, l’Institut des sciences de l’éducation, gros financeur fédéral de la recherche en éducation (ils financent notre étude Montessori en ce moment avec l’AIR), a investi beaucoup d’argent dans de nombreux autres grands essais sur les Tools of the Mind. Des études beaucoup plus vastes de trois millions de dollars, (…) beaucoup d’argent !
Plusieurs années plus tard, lors d’un symposium très déprimant, ils ont présenté les résultats de ces études : toutes avait des résultats absolument non significatifs. L’intérêt de ces outils, comparés à d’autres, ne ressortait pas du tout, pour aucune des variables. Trois ou quatre de ces grands essais qui ont coûté des millions de dollars ont été réalisés. [A partir de là], tout enthousiasme au sujet des Tools of the Mind est retombé.
Mais cette information n’a pas été transmise aux districts scolaires. [Les Tools of the Mind] sont donc toujours beaucoup utilisés. A Washington DC, ils sont inclus dans le programme officiel. Dans les écoles publiques de Washington DC, si vous n’avez pas de Montessori, vous avez souvent les Tools of the Mind. Ce, même si toutes ces études ont montré qu’ils n’étaient pas efficaces, alors que les études sur Montessori démontrent ses bénéfices lorsque ceci est bien mis en œuvre. (…) Il est même démontré qu’avec la pédagogie Montessori, même si les enseignants n’ont pas de formation, les enfants finissent par avoir de meilleures compétences en lecture et en écriture en sortant de la maternelle.
Les choses en sont restées là avec les Tools of the Mind pendant un certain temps. Et puis, Clancy Blair, chercheur très respecté à l’université de New York, a réalisé une étude qui a montré de meilleurs résultats avec les Tools of the Mind.
(…) Adele Diamond m’a confié qu’elle pensait que [l’échec des études précédentes] résidait peut-être dans le fait que les jeunes enseignants impliqués ont ajouté des exercices supplémentaires aux Tools of the Mind, qu’ils en ont élargi le champ, et que cela en a peut-être dilué les effets, de la même manière que le matériel supplémentaire peut édulcorer le Montessori. Je suis désolée, je ne suis pas en mesure de vous dire si cette étude plus récente de Clancy Blair implique les outils d’origine ou de plus récents.
Donc on en est là avec Tools of the Mind. C’est un programme populaire dans la majeure partie des États-Unis. (…) Mais pour moi, un gros point d’interrogation demeure à leur sujet.
C : Nous devons informer les gens au sujet de la pédagogie Montessori.
A. S. L. : Beaucoup de gens n’en ont jamais entendu parler. Ils ne savent pas de quoi il s’agit. C’est le cas de beaucoup de mes étudiants. Très peu d’entre eux ont entendu parler de Montessori. Et pourtant, il y a des études qui montrent que les enseignants Montessori aiment davantage leur travail que les enseignants des écoles conventionnelles. Tous ces étudiants qui veulent devenir enseignants devraient être informés de cela de manière à être en mesure de faire un choix éclairé.
Est également répandue la perception erronée que Montessori est seulement destiné aux enfants blancs issus de familles à hauts revenus. (…) Aux États-Unis, ça n’est tout simplement pas vrai. Dans les écoles Montessori publiques – il en existe plus de 500 – plus de la moitié des enfants sont des enfants de couleur, et beaucoup d’entre eux sont des enfants issus de familles à faibles revenus.
Il est important de corriger ces fausses idées, et de veiller à ce que les gens soient informés. Je pense que cela aidera plus d’enfants. Mon but ici n’est pas juste de brandir un drapeau Montessori. Mon but est d’aider les enfants, donc je fais ce que je peux pour aider les enfants. Et cela aidera la société, et la terre, et la vie sur terre, toute la vie, l’humanité et les autres animaux aussi.
C : J’ai une question pour vous sur les ordinateurs. Les scientifiques ont développé dans le domaine de l’apprentissage de nouveaux types d’ordinateurs dans des environnements d’apprentissage qui mettent en œuvre une majorité des neuf principes dont vous avez parlé dans votre livre, mais d’une manière qui peut soutenir un éventail beaucoup plus large de sujets et de connaissances, y compris des sciences et des mathématiques relativement avancées et abstraites, jusqu’au lycée et au-delà.
Quel est votre point de vue sur les ordinateurs dans l’environnement de la classe ? Pour les enfants de trois à six ans ? de six à douze ans ?
A. S. L. : Il est important de prendre du recul et de penser à ce dont les enfants ont le plus besoin à cet âge – de trois à six ans – quels sont leurs besoins essentiels.
Dans le développement du cerveau, c’est la période où de très nombreuses premières connexions neuronales s’établissent. Celles-ci sont liées aux déplacements de notre corps dans l’espace, au contrôle de notre corps. Notre cerveau se construit ainsi, en réponse aux mouvements du corps qui se déplace dans l’environnement. On ne peut pas changer cela, ça découle de millions d’années d’évolution depuis le moment où les organismes ont commencé à bouger et à développer leurs cerveaux. C’est donc un fait : les enfants ont besoin de faire les choses avec leur corps pour que leur cerveau se développe.
J’observe chez certains enfants des problèmes de dépendance dus à l’exposition très jeunes à des iPads ou autres. Leur cerveau a du mal à gérer, leur contrôle inhibiteur a du mal à s’exercer.
Je ne vois pas l’utilité de les exposer à ces défis.
Certaines personnes diront : il faut leur donner des ordinateurs très tôt, les ordinateurs sont devenus incontournables, les enfants doivent apprendre à s’en servir. Mais les personnes qui pensent ainsi n’ont appris elles-mêmes à se servir d’un ordinateur que bien plus tard dans leur vie, et elles s’en sortent très bien. Les ordinateurs sont de plus en plus faciles à utiliser. Ce n’est pas une compétence qui doit nécessairement se développer tôt.
Ce logiciel est peut-être performant et utile. Je vais m’y intéresser. Cependant, je ne pense pas que le bénéfice pour les enfants soit plus important comparé à celui d’activités impliquant leurs mains et tout leur corps. On sait que le mouvement physique est associé à un meilleur développement du cerveau, à de meilleures fonctions exécutives, et à de meilleurs résultats scolaires. Il faut que les enfants bougent, fassent des choses. Les écrans ne font que rendre les enfants passifs. Ceci est valable pour les enfants de trois à six ans.
Personnellement, je n’ai pas exposé mes enfants à la télévision jusqu’à ce qu’ils aient douze ans. (…)
On connaît l’état de la recherche. On n’attribue pas beaucoup de qualités aux écrans. Les enfants sont exposés à beaucoup de choses négatives en regardant les publicités, ils se construisent des idées fausses. Les enfants qui regardent beaucoup la télévision pensent que les gens sont plus riches qu’ils ne le sont en réalité. Leurs normes sont bouleversées. Ils viennent à penser qu’une certaine forme de sexualité est une norme alors qu’elle ne l’est pas. Du moins, aux États-Unis. Je sais que chaque pays est différent sur ce point. Mais placer cela au centre de leur vie quand ils ont cinq ou six ans … Les gens doivent vraiment réfléchir à ça. A ça et à l’alimentation. Les enfants qui regardent beaucoup la télévision sont moins aptes à réguler la nourriture qu’ils consomment.
Des études montrent aussi que les enfants qui regardent beaucoup de programmes fantastiques, ce qui est très courant dans les programmes pour les enfants de trois à six ans, ont de moins bonnes fonctions exécutives juste après avoir regardé la télévision que s’ils regardent une émission réaliste, ou s’ils dessinent.
Je pense donc qu’il faut limiter les écrans de toute sorte au maximum.
Je pense qu’il existe des émissions de télévision bénéfiques pour les jeunes enfants. Des films de grande qualité. Ils peuvent certainement apprendre des choses intéressantes en regardant des émissions sur la nature. Mais je garderais hors de leur portée la télévision commerciale. Et je réduirais au minimum les écrans, même pour les adultes. On se porte mieux quand on n’a pas d’appareils allumés et à proximité en permanence.
Pour les enfants de six à douze ans, je considère les appareils électroniques comme un complément à leur collecte d’informations pour leurs exposés. Je pense aussi qu’ils peuvent s’initier à la programmation et au système binaire. Ces points pourraient avoir de l’intérêt [pour les enfants de cet âge].
Il faut observer. Réfléchir à ça. Si on utilise un logiciel pour enseigner quelque chose, comment cela se passe-t-il pour les autres leçons que l’on présente dans cette classe ? Il faudrait observer de très près ce qui se passe. Est-ce que les enfants s’impliquent là-dedans ? Cela leur permet-il de mieux réussir leurs autres travaux ou est-ce que cela semble les en détourner ? Acquièrent-ils une compréhension plus avancée ? Observe-t-on une amélioration du comportement social dans la classe ? (Quel effet cela produit-il d’avoir sous les yeux tous ces enfants qui travaillent sur l’ordinateur ?) Je préconise d’avancer avec précaution, d’observer, de réfléchir.
C’est un outil qui fait partie de notre culture. Quand les enfants grandissent, nous voulons qu’ils connaissent les outils de leur culture et qu’ils apprennent à les utiliser.
Il y a un temps et un lieu pour chaque chose. Les parents et les enseignants doivent prendre en considération tous les éléments et prendre des décisions éclairées sur ce qui est bénéfique et ce qui ne l’est pas.
Est-ce meilleur que le matériel [pédagogique] ? L’instanciation fonctionne-t-elle ici ? Y a-t-il un intérêt à ajouter ce dispositif ?
Je pense que nous demandons aux enfants d’assumer des responsabilités pour lesquelles leur esprit n’est pas encore prêt. Avec TikTok et Instagram, nous attendons des enfants qu’ils soient capables d’émettre des jugements qu’ils sont, dans la plupart des cas, encore trop jeunes pour émettre.
Le monde dans lequel nous vivons n’est pas simple. Je me réjouis de ne pas élever de jeunes adolescents à l’époque que nous traversons, parce que c’est un réel défi, vraiment !
C : C’est très intéressant. Et connaissez-vous d’autres chercheurs qui font des études sur les piliers de la pédagogie Montessori ? (…)
A. S. L. : Mark Lipsey fait partie des chercheurs sur les Tools of the Mind. (…)
Angela Murray et Carolyn Daoust font un travail sur la prédictibilité. (Nous travaillons aussi sur la prédictibilité, j’ai omis de le mentionner. Une partie de notre étude consiste en l’évaluation de la possibilité de développer des mesures qui prédisent les résultats des enfants dans les écoles.) Allez voir le livre intitulé « Closure ». A l’université de Furman, un travail avec la Brady Education Foundation financé par Child Trends. L’étude de l’accès à Montessori aux États-Unis.
Je pense que Paige Bray, de l’université de Hartford, travaille également sur ce sujet.
A la Southern Methodist University, Jenna Lay, je crois, fait un travail sur une école publique qui accueille des enfants issus de familles à très faibles revenus. Il y a des données.
Il y en a certainement d’autres. Beaucoup de choses bougent en Turquie. Il y en a aussi en Chine. Il y en a d’autres en Iran. Je ne peux citer leurs noms de mémoire.
Louise Livingston du London Training Center, je crois, fait encore des recherches.
J’espère simplement que de plus en plus de gens s’y intéresseront et que nous obtiendrons un corpus de recherches de plus en plus important.
Oh, il y a aussi ces écoles que le groupe de Jeff Bezos a ouvert. Ils ont une armée de chercheurs. Day One Academies, [les écoles] s’appellent comme ça. Elles sont financées par Jeff Bezos.
C : Vous devez rassembler toutes ces recherches dans un livre ! Merci beaucoup.
Pour mettre fin à cette interview très instructive, j’aimerais vous poser trois dernières petites questions : voulez-vous partager avec moi et mes auditeurs une citation concernant l’éducation ?
A. S. L. : (…) L’une de mes préférées se trouve dans L’éducation et la paix. J’ai conclu mon livre par celle-ci. Je vais vous la lire :
« Notre souci principal doit être d’éduquer l’humanité ou plutôt les êtres humains de tous les pays pour les guider et les aider à poursuivre des objectifs communs. Nous devons retrousser nos manches et faire de l’enfant notre préoccupation principale. Les efforts de la science doivent se centrer sur lui, car il est la source et la clé des énigmes de l’humanité.
L’enfant est doté de pouvoirs, d’une sensibilité et d’un instinct créateur qui n’ont encore été ni reconnus ni utilisés. Pour se développer, il a besoin d’un champ de possibilités beaucoup plus vaste que celui qui lui a été offert jusque-là. Ne nous faut-il pas changer toute la structure de notre système éducatif pour atteindre cet objectif ? »
C : Je voulais vous demander si vous aviez un livre à partager avec mes auditeurs, en choisiriez-vous un autre ?
A. S. L. : En ce moment, j’adore ce livre de Maria Montessori. C’est difficile de choisir parce qu’il y en a tant d’autres tout aussi bons !
J’ai aimé également La meilleure arme pour la paix. Il parle des années où [Montessori] a travaillé si dur pour trouver « une croix blanche ». Lors de la Première Guerre mondiale, elle a vu la Croix-Rouge s’occuper des blessures corporelles, mais elle disait que personne ne s’occupait des blessures psychologiques de la guerre. Elle a donc voulu créer une « croix blanche » pour s’occuper des blessures psychologiques comme le trouble du stress post-traumatique, dont souffraient les adultes et les enfants.
Et ce livre parle aussi de son travail avec Anna Freud après la Seconde Guerre mondiale. C’est un grand livre. Je pense souvent à ce livre ces jours-ci et à quel point ses efforts allaient vers la paix de l’humanité. Et sa nomination pour le prix Nobel de la paix. Vous savez ce qui s’est passé pour qu’elle ne veuille pas l’obtenir ? Tout cela est intéressant.
C : Et ma dernière question : récemment, quelles circonstances de la vie vous ont apporté beaucoup de joie ou de colère ?
A. S. L. : (…) J’éprouve beaucoup de joie en regardant le ciel d’hiver. C’est absolument magnifique les couleurs et l’hiver, c’est très subtil. Auparavant, je me sentais plus impatiente en hiver, je n’aimais pas le froid et tout ça. Je suis devenue très attentive aux cycles et au fait que tout n’est là que pour un temps… On peut trouver de la beauté en toute chose.
Et, oh … quelque chose qui m’a mise en colère récemment ? Je ne me sens pas tellement en colère, mais juste bouleversée et perturbée par l’incapacité des gens à simplement parler, se parler et trouver une solution commune.
Ces jours-ci, nous sommes dans une phase de jugement si dur les uns envers les autres. J’aimerais tellement que nous puissions nous asseoir et trouver un terrain d’entente sur les sujets qui nous tiennent à cœur et sur lesquels nous pouvons nous mettre d’accord.
Je m’interroge sur comment nous pourrions développer une belle société à partir de cela ?
Nous traversons une période difficile. Il y a eu des périodes difficiles auparavant et il y en aura d’autres. Je pense que cela aiderait beaucoup si plus de gens recevaient une éducation qui les faisait ressentir les choses différemment, dans leur cœur. Nous ne pouvons qu’observer ici les résultats de notre éducation conventionnelle, ainsi que dans ce qu’est devenue notre culture aujourd’hui. Je réfléchis à tout ça en ce moment.
C : Je suis 100% d’accord. Merci beaucoup. Ces échanges étaient vraiment très agréables.
Leave a Comment Annuler la réponse
Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.
Merci Jeanne d’avoir traduit cette belle interview…